Penser et construire l'Europe 1919-1992

Préparation aux épreuves d'histoire contemporaine du CAPES et de l'AGREGATION

Travaux Dirigés - Séance 2

Comment les intellectuels pensent-ils l'Europe dans les années vingt?

 

 

 

 


 

Introduction:

Victor Hugo popularise la formule des EU d'Europe lors de son Discours d’ouverture au Congrès de la paix de Paris (21 août 1849).

==> Extrait : "Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe (Applaudissements), placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits. leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, défrichant le globe, colonisant les déserts, améliorant la création sous le regard du Créateur, et combinant ensemble, pour en tirer le bien-être de tous, ces deux forces infinies, la fraternité des hommes et la puissance de Dieu (Longs applaudissements.)"

Voici également ce que déclare Emile Borel, le président du Comité fédéral de Coopération européenne, le 18 octobre 1933, au cours des « Entretiens sur l’Avenir de l’Esprit européen », qui réunirent à Paris, à l’Institut International de Coopération Intellectuelle, quelques uns des plus brillants esprits de l’époque:

« On a dit qu’une des grandes difficultés de notre tâche était dans les rapports entre les élites et les masses. Il est certain que les élites européennes ont toutes le sentiment qu’à côté des nations, auxquelles chacun de nous est attaché, elles font partie de cette entité plus grande qu’est l’Europe [...]. [Or] l’homme de la rue, que ce soit dans ce pays ou dans tel autre pays voisin, se sent beaucoup plus national qu’européen [...]. Mais ce qui nous donne confiance dans l’avenir, c’est un fait historique [...] que les pensées qui ont été les pensées de l’élite sont toujours devenues, au bout de quelques décades, des pensées universelles. [BOREL (Émile), in L’Avenir de l’Esprit européen, Paris, 1933, p. 299-300] »

Selon les historiens Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, on peut définir l'intellectuel comme "un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie". (in Pascal Ory et J. -F. Sirinelli, Les Intellectuels en France de l'Affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand, Colin, 1986, p. 10.)

Plus laconiques, Jacques Julliard et Michel Winock définissent, dans leur Dictionnaire des intellectuels français (Seuil, 1996), l’intellectuel comme « Un homme, une femme qui applique à l’ordre politique une notoriété acquise ailleurs ».


I. Les moteurs de la "conscience européenne" des intellectuels

A] Le poids de la guerre

Manifeste du 26 juin 1919 publié dans L’Humanité. Texte signé par des écrivains étrangers et français (Henri Barbusse, Jean Richard Bloch, Georges Duhamel, Romain Rolland, Jules Romains, Léon Werth, benedetto Croce, Albert Einstein, Heinrich Mann, Stefan Zweig, etc.

« […] La guerre a jeté le désarroi dans nos rangs. La plupart des intellectuels ont mis leur science, leur art, leur raison au service des gouvernements. […] Et d’abord, constatons le désastre auxquels a conduit l’abdication presque total de l’intelligence du monde et son asservissement volontaire aux forces déchaînées. […] Et à présent, de cette mêlée sauvage, d’où toutes les nations aux prises, victorieuses ou vaincues, sortent meurtries, appauvries, et, dans le fond de leur cœur – bien qu’elles ne se l’avouent pas – honteuses et humiliées de leur crise de folie, la pensée compromise dans leurs luttes sort, avec elles, déchue. Debout ! Dégageons l’Esprit de ces compromissions, de ces alliances humiliantes, de ces servitudes cachées ! »

Jules Romains est l'inventeur du terme "européisme" qu'il a forgé dès 1915. Ses réflexions sur l'Europe ont été rassemblées dans Problèmes européens, Paris, Flammarion, 1933, 250 p

Georges Scelle, professeur de droit international: considère que la guerre a été "le plus formidable événement qu’ait enregistré l’histoire depuis la chute de l’Empire romain" [...] "On n’avait jamais vu encore les peuples des cinq continents venir prendre leur part d’une mêlée générale, cependant que la révolution menaçait l’univers entier ». Le Pacte des Nations et sa liaison avec le Traité de Paix, Paris, Sirey, 1919, p. 6.

B] La hantise du déclin

Albert Demangeon, Le Déclin de l’Europe, 1920.

Notice Biographique d'Albert Demangeon par Denis Wolff [auteur d’une thèse intitulée « Albert Demangeon (1872-1940). De l’école communale à la chaire en Sorbonne, l’itinéraire d’un géographe moderne », soutenue le 4 avril 2005, à l’université Paris I- Panthéon Sorbonne, sous la direction de Mme le Professeur Marie-Claire Robic.]

"En face des autres continents, il faut créer une organisation défensive, un bloc européen. Il y a trop de frontières en Europe. On doit souhaiter des Etats-Unis d'Europe. A cause de la diversité des nationalités du vieux continent, il serait naïf de les imaginer sur le modèle des Etats-Unis d'Amérique. Ils doivent se fonder afin d'arriver à une cohésion du travail ; quand cette union sera faite, on ne parlera plus du déclin de l'Occident." (DEMANGEON Albert, L'Angleterre, l'Europe et le monde d'après le livre de Erich OBST, Annales de géographie, tome 37, n°207, 15 mai 1928, p. 268-270)

Paul Valéry, « La crise de l’Esprit », 1919 :

Pour lire l'intégralité de l'ouvrage en ligne, allez ici.

C] Les intellectuels doivent faire l’Europe

 

II. La variété des engagements

A) La simple réflexion sur l'Europe

Romain ROLLAND (1866-1944) : un écrivain au service de l'internationalisme

"Il n’existe plus de cloison entre deux hémisphères de l’esprit : toutes les formes de la pensée s’internationalisent actuellement entre l’Europe, l’Asie et l’Amérique ».


« Je vois trop bien que l’Européanisme, à l’heure actuelle, sous les diverses robes dont il s’affuble (Paneuropa, fédération européenne, etc.) est le masque d’un nouveau nationalisme plus dangereux (...) Je n’admets aucune fédération qui ne reste ouverte à toute l’humanité. »

B) L'engagement institutionnel

Institut international de Coopération intellectuelle (voir les travaux de Jean-Jacques Renoliet, L'UNESCO oubliée, la Société des Nations et la coopération intellectuelle (1919-1946), Paris, Publications de la Sorbonne, 1999)

Extraits de la page web du site de l'UNESCO consacrée l'Organisation de Coopération intellectuelle qui résume les travaux de J.-J. Renoliet

Bien que le Pacte de la SDN n'ait contenu aucune disposition relative à la coopération intellectuelle, le Conseil et l'Assemblée de la SDN adoptent en septembre 1921, malgré les réticences du Royaume-Uni, une proposition française – qui fait suite à des démarches entreprises par des associations internationales favorables à l’extension du rôle de la SDN – en faveur de la constitution d'un organisme international du travail intellectuel destiné à renforcer la collaboration dans ce domaine et à susciter la formation d'un esprit international pour consolider l'action de la SDN en faveur de la paix.

La Commission Internationale de Coopération Intellectuelle (CICI) est officiellement créée en janvier 1922 et constitue la première pièce d'une organisation technique de la SDN, l'Organisation de Coopération Intellectuelle (OCI), qui comprend d'autres institutions créées sous le contrôle de la CICI : notamment

 

Le principal outil d’action de l’OCI est l’Institut International de Coopération internationale "que la France propose en juillet 1924 de fonder et d'entretenir à Paris, dans le double but de consolider le climat de détente alors amorcé en Europe mais aussi d'accroître son influence culturelle et politique".

L’essentiel des travaux de l’IICI consiste en des enquêtes et des actions de coordination des initiatives prises par des particuliers, des associations privées ou des organismes officiels dans la plupart des domaines de l’activité intellectuelle :

 

"Plus que par des réalisations concrètes, c’est en instituant, dans les années trente, des espaces de discussion et de réflexion que l’IICI a surtout essayé de rapprocher les intellectuels et les peuples, dans le double but de faciliter le règlement des problèmes internationaux, politiques et économiques, – grâce aux enquêtes réalisées par des experts au sein de la Conférence permanente des hautes études internationales – et de jeter les bases d’une morale universelle – grâce au dialogue entre de nombreux intellectuels européens (notamment Albert Einstein, Sigmund Freud, Thomas Mann, Paul Valéry, Jules Romains) suscité par le Comité permanent des Lettres et des Arts par le biais de la « Correspondance » et des « Entretiens » qui aboutissent à l’affirmation du rôle de la culture dans le rapprochement des peuples, à la condamnation des nationalismes, à la défense des droits de l’homme et à la volonté de créer une conscience européenne et d’établir une organisation internationale imposant son autorité aux États et suscitant l’adhésion des peuples". (J.-J. Renoliet)

 

C) L’engagement européiste : Heinrich MANN (1871-1950)

 

III. Sociabilités intellectuelles et idée européenne

A] Les revues

- La Revue de Genève
Robert de TRAZ (1881-1951)
Enquête sur l’Avenir de l’Europe (1922-1923)

- La NRF
Jacques Rivière (1886-1925)

- L’Europe Nouvelle
Louise WEISS

- Europe
Nous disons aujourd’hui Europe parce que notre vaste presqu’île, entre Orient et le Nouveau monde, est le carrefour où se rejoignent les civilisations. Mais c’est à tous les peuples que nous nous adressons. » (Jean Richard BLOCH, “Patrie européenne”, Europe, 15 Janvier 1923)

B] Les cercles et associations intellectuelles

 

1) Les décades de l’abbaye de Pontigny

François Chaubet - "Les Décades de Pontigny" - Vingtième Siècle - 1998 - n° 57 p. 36-44. (article en ligne)

 

2) Les rencontres de Colpach

Vue actuelle du chateau de Colpach

Emile Mayrisch, le directeur de l’ARBED, acheta le chateau de Colpach en 1917. Véritable foyer de culture, animé par Madame Mayrisch, née Aline de Saint-Hubert, le château de Colpach fut le lieu de rencontre et de séjour de nombreuses personnalités européennes du monde politique, économique et artistique dans l’entre-deux-guerres (W. Rathenau, A. Gide, P. Desjardins, J. Rivière, O. Bartning, T. van Rysselberghe, A. Kolb …).

C] Le Kulturbund ou Fédération internationale des Unions intellectuelles

Karl-Anton Rohan
Note sur le Prince Karl Anton Rohan, catholique, fédéraliste, européiste et national-socialiste (par Guido Müller)

Congrès annuels de la Fédération internationale des Unions intellectuelles

 


Pour aller plus loin...

A défaut d’ouvrage de synthèse sur les intellectuels et l'Europe, on pourra consulter :

 

Milieux littéraires :

 

Economistes, juristes, géographes :

 

Sociabilités intellectuelles et revues :


Références et citations

« Tout bon intellectuel allemand, anglais ou français se sent aujourd'hui à l’étroit dans les limites de sa nation, sent sa nationalité comme une limitation absolue » (Ortega y Gasset, La révolte des masses, 1929).

« Nous disons aujourd’hui Europe parce que notre vaste presqu’île, entre Orient et le Nouveau monde, est le carrefour où se rejoignent les civilisations. Mais c’est à tous les peuples que nous nous adressons. » (Jean Richard BLOCH, “Patrie européenne”, Europe, 15 Janvier 1923)

Hermann Hesse, Die Brüder Karamasov oder der Untergang Europas, (Les frères Karamazov ou le déclin de l’Europe, 1917).

Oswald Spengler, Le déclin de L’Occident, [Der Untergang des Abendlandes], 1918.

Paul Valéry, « La crise de l’Esprit », 1919.

"En face des autres continents, il faut créer une organisation défensive, un bloc européen. Il y a trop de frontières en Europe. On doit souhaiter des Etats-Unis d'Europe. A cause de la diversité des nationalités du vieux continent, il serait naïf de les imaginer sur le modèle des Etats-Unis d'Amérique. Ils doivent se fonder afin d'arriver à une cohésion du travail ; quand cette union sera faite, on ne parlera plus du déclin de l'Occident" (DEMANGEON Albert, "L'Angleterre, l'Europe et le monde d'après le livre de Erich OBST", Annales de géographie, tome 37, n°207, 15 mai 1928, p. 268-270.