Hommage à Aristide Briand (René Cassin, 1932)

 

La gloire de Briand est assez belle pour que, de tout temps, nous lui ayons épargné l’encens des basses flatteries. Briand ne fut ni un visionnaire, ni un surhomme, mais un homme, dans toute l’acception du mot, qui mit son génie intuitif du cœur des hommes et son intelligence profonde d’une époque tragique, au service d’une grande idée : la Paix, la paix des consciences, la paix sociale et la paix internationale.

Le Briand d’avant-guerre ne nous appartient pas au même degré que l’autre. Entré au Parlement à quarante ans en 1902, il ne tarda pas cependant à conquérir cet ascendant grâce auquel, à la veille de la grande crise, la France fut psychologiquement mieux préparée à recevoir le grand choc.

Qui peut nier que sa compréhension du milieu, son esprit de mesure, sa main ferme sous le gant de velours et son éloquence aussi persuasive que simple ont fortement contribué à faire de la séparation des Églises et de l’État, un instrument d’apaisement des luttes religieuse et à empêcher que les réformes sociales s’accompagnent d’attentats ou de mesures violentes de défense créant un fossé entre les classes en France ?

On rend justice au rôle que Briand joua, pendant la guerre, en faveur de l’expédition de Salonique et, en 1916, pour la défense de Verdun et l’entrée à nos côtés de la Roumanie. Mais, dès cette époque, on l’oublie trop, il réalisa à peu près complètement l’unité de commandement militaire et, plein de prévoyance, chercha à organiser l’unité économique interalliée. La même année, dans sa réponse au questionnaire du président Wilson sur « les buts de guerre » des alliés, il sut donner cette note d’humanité qui ne contribua pas peu à faire pencher l’opinion publique américaine du côté de la France et, que plus tard, il devait accentuer.

Mais c’est au Briand d’après-guerre qu’il appartenait de donner toute sa mesure. Il sentit de bonne heure qu’aux peuples épuisés par la guerre, mais tout palpitants de la lutte, il fallait, pour panser leurs blessures morales et réparer leurs pertes physiques, offrir un langage commun et des directions nouvelles. Chef du gouvernement français en 1921, il donna à l’industrie lourde allemande, le premier avertissement sévère à Ruhrort. Il fut aussi le premier à déférer à la SdN à peine créée, un grave problème, la fixation des frontières de Haute-Silésie, qu’elle résolut avec succès. Moins heureux à Washington et à Cannes dans les questions du désarmement naval et du rapprochement Européen, il se retira volontairement, son heure n’étant pas encore venue.

Elle sonna cette fois et définitivement lorsqu’en 1924, Herriot l’appela à Genève pour élaborer et signer le Protocole. A partir de ce moment, Briand qui n’avait jamais encore travaillé lui-même à la SdN s’imposa rapidement comme un de ses chefs spirituels. Son éloquence exceptionnelle lui fit trouver à la tribune de la SdN des formules frappantes et des accents qui émurent les peuples. Mais il ne serait pas devenu l’homme de la paix, aux yeux du monde entier, par ses seuls discours.

L’autorité incomparable dont Briand a joui, tient à ce que cet « homme de conversation », ainsi qu’il se nommait, n’a pas été hypnotisé par la préoccupation de bâtir une cité nouvelle sur des nuages. Il a travaillé pour la paix avec réalisme et ténacité sur tous les terrains. Il n’a pas seulement agi du dedans au prestige de la SdN, en arrêtant la guerre qui commençait entre la Grèce et la Bulgarie en 1925, entre la Bolivie et le Paraguay en 1929. Il a agi aussi du dehors et à côté.

Locarno a bouché, pour la sécurité de la France, une des fissures laissées béantes depuis Versailles. Mais c’est aussi l’acte par lequel l’Allemagne a déclaré renoncer à la politique de violence sur toutes ses frontières et qui a permis son entrée dans la SdN où Stresemann fut reçu par Briand.

Le Pacte de renonciation à la guerre, justement appelé Briand-Kellog, fut signé en dehors de la SdN., notamment par les Etats-Unis et les Soviets. Mais Briand fut des premiers à vouloir s’en servir pour faire ratifier l’Acte général d’arbitrage, adopté à Genève, renforcer le Pacte de la SdN et associer les Etats-Unis à la garantie de la paix, contre toutes les agressions.

C’est à Genève encore, mais à côté de la SdN, que fut signé le communiqué des Six, en date du 16 septembre 1928, d’où aurait pu sortir plus tôt, l’entente sur les réparations et les dettes, l’évacuation de la Rhénanie et l’accroissement de la sécurité européenne, si, déjà à cette époque, des résistances ne s’étaient manifestées contre un rapprochement franco-allemand trop intime, d’abord dans des Etats voisins, mais aussi dans les milieux des deux pays, passionnément tournés vers le passé ou intéressés à entretenir les méfiances. La fameuse conversation de Thoiry resta trop longtemps stérile. Une nouvelle poussée de nationalisme, dirigée par Hugenberg, rendit la vie très dure à Stresemann et, finalement, eut raison de son existence.

Quant au projet d’Union Européenne, il fut lancé par Briand dès septembre 1929 à Genève, dans le sein de la SdN. Avec une prescience géniale, Briand voulait faire accompagner la liquidation des conséquence temporaires de la guerre, par une entente constructive de nature permanente qui eût d’abord servi à protéger les nations européennes contre la crise économique alors menaçante, mais non encore déclenchée. Sans aucun doute, c’est lui qui voyait juste. Les peuples ont payé depuis deux ans et payeront longtemps les conséquences de leur timidité et de leur égoïsme qui firent, à ce moment, obstacle au succès rapide d’une œuvre nécessaire.

Aristide Briand n’a pas seulement fait preuve de souplesse et de puissance d’invention. Il a été aussi courageux et tenace. Il n’a pas hésité à dénoncer publiquement les forces qui se dressent pour empêcher les peuples de s’unir. Et c’est cela qu’on ne lui a pas pardonné et qui fut la vraie cause des violentes campagnes déchaînées contre son œuvre, en France comme ailleurs. À la faveur de la grande tourmente économique, les élections hitlériennes du 14 septembre 1930 sont venues donner à l’internationale des nationalismes une force nouvelle. La grave affaire de l’Anschluss compliqua les choses. Puis ce fût l’arrêt des paiements du Plan Young. Enfin, à la veille de la conférence du Désarmement, un véritable état de guerre entre le Japon et la Chine, en Mandchourie et en Chine même.
A tous ces événements d’une gravité exceptionnelle et dont aucun ne lui est imputable, A. Briand fit face avec une clairvoyance admirable : il renoua immédiatement les liens traditionnels de la France avec la puissance de l’Est, je veux dire les Soviets et il fit annuler par la Cour de La Haye, l’accord constitutif d’un Anschluss déguisé de l’Autriche. Son échec à la Présidence de la République et son état de santé précaire auraient justifié, de sa part, un geste d’abandon en juin 1931. De bons amis jugeaient même cet acte nécessaire pour sa dignité.

Il resta cependant, au risque de se diminuer, pour « servir » dans l’intérêt de la France et du monde. Il resta pour signer comme président du Conseil de la SdN la convocation de la première conférence générale du désarmement, attendue impatiemment par tous les peuples. Et il donna enfin les derniers efforts de son activité humaine au règlement du conflit sino-japonais.

Ayant accompli sa tâche, il se retira simplement et il attendit la mort avec sérénité, cette mort qui l’a frappé le 7 mars tandis que sa bouche prononçait encore les mots de « France… Salonique…, Verdun. »

Il ne fut pas seulement un grand homme, mais aussi un homme simple et bon. Pendant toute sa vie, il garda les mêmes collaborateurs, compagnons fidèles des bonnes et des mauvaises heures. Il sut s’entourer de techniciens remarquables que, contrairement à la légende, il consultait et écoutait à tout moment. Faut-il dire aussi qu’il a toujours témoigné aux anciens combattants une amitié profonde et efficace et qu’il éprouvait de l’estime et de la sympathie pour notre Union fédérale.

J’ai servi à ses côtés pendant des mois, en homme libre. Il est parti, sans que j’aie reçu de lui la plus petite faveur matérielle, même pas sa signature ou sa photographie. Mais je puis témoigner de sa sincérité, de sa passion de bien faire, de la constante noblesse de ses buts et de ses actions et de sa bienveillante simplicité, apanage des hommes vraiment supérieurs.

Au moment où il entre dans l’immortalité, qu’il soit permis de lui rendre le suprême hommage qu’il aurait, à coup sûr, le plus aimé, celui des anciens combattants.

Source : RenéCASSIN, « Aristide BRIAND », Cahiers de l’Union fédérale des anciens combattants, n°9, 15 mars 1932, p. 3-4.