sommaire


Le destin d'Aristide Briand, homme de la Paix (Paul Painlevé, 12 mars 1932)


Au lendemain de la mort d'un grand penseur, Lamartine écrivait : « Le niveau de l'intelligence humaine a baissé cette nuit ».

L'après-midi où le coeur lassé de Briand a cessé de battre, on aurait pu dire également : « L'esprit d'humanité a baissé aujourd'hui en Europe ». Et pourquoi seulement en Europe ? Dans le monde entier ; car, si les circonstances ont fait de Briand le guide de la Société des Nations, s'il a été le promoteur de l'union européenne, jamais il n'a perdu de vue un instant l'Amérique. Le jour où, à Paris, il mit sa signature au bas du pacte Kellogg, fut pour lui un jour de joie et de triomphe. La paix, d'après lui, ne pouvait être solidement établie que par un accord efficace et loyal de
toutes les nations civilisées.

L'Homme de la Paix. C'est ainsi qu'il doit apparaître à tous ceux qui, sur la face de la terre, veulent sincèrement le rapprochement des peuples et le désarmement des âmes. Mais comme, d'autre part, il est essentiellement Français, Français de race, d'esprit, de carrière, comme sa vie a été singulièrement tourmentée et peut sembler pleine de contradictions, il est intéressant, pour en tirer tous les enseignements qu'elle comporte, d'en montrer la réelle unité.

Maintenant que la carrière de Briand est achevée, les dernières années nous en font mieux comprendre les débuts et l'enchaînement. A quelque Nation qu'il appartienne, tout homme d'Etat qui voudra travailler sincèrement à une paix juste et durable rencontrera des difficultés analogues, sinon identiques, à celles que Briand a connues : difficultés politiques dans son propre pays, résistance d'une partie agissante de l'opinion, défiance des pays étrangers alors même qu'il s'efforce de soulager leur détresse et de venir en aide équitablement à leurs besoins.

C'est pourquoi je voudrais retracer dans ses lignes générales cette étonnante existence à laquelle Jaurès appliquait déjà, voici près de vingt ans, la pensée de Saint Simon : « On n'oserait rêver comme il a vécu ».


CARACTÈRE DE BRIAND : LE CELTE. — L'ORATEUR

Un orateur prestigieux, aux formules émouvantes, mais superficielles, « un monstre de souplesse » un homme d'Etat indolent, changeant et sceptique, abondant en solutions improvisées : c'est ainsi que le voient de loin, sans l'avoir approfondi, maints professionnels de la politique.

A ce portrait factice, opposons la vérité.

En pleine maturité, comme en pleine jeunesse, Briand n'est indolent qu'en apparence. C'est un Breton, un Cette dont les yeux clairs aiment les horizons illimités ; il se plaît aux longues errances solitaires à travers les landes ou sur la vaste mer... Il roule dans sa tête ses projets et les formules
de ses discours, comme le poète Walter Whitman se berçait de ses rythmes en parcourant la campagne américaine.

C'est ainsi qu'il préludera à ses grands efforts oratoires, les images affluant d'elles-mêmes à son cerveau : « Regardez mes mains, pas une goutte de sang », ou bien, quand il parle des meurtres de Rathenau, d'Erzberger et des menaces qu'a connues Stresemann ou qu'il connaît lui-même :
« Faudra-t-il donc mourir pour prouver qu'on est sincère ? » ou enfin, faisant allusion aux calomnies qu'on entasse contre lui : « Oui, il y a des hommes pour écrire cela ; il y a même des hommes pour croire cela ; mais il y a aussi un peuple pour ne pas les croire. »

Ce sont de bien piètres esprits qui peuvent prendre pour de la paresse ou de l'indolence ces méditations fécondes où l'esprit est tendu de tout son effort vers le mot qui frappera juste au point sensible, vers la formule brève et saisissante, qui convaincra, qui touchera plus profondément qu'un raisonnement minutieux.

C'est parce que son esprit était chargé de telles images qu'il savait entrer en contact direct avec un auditoire même hostile, le ramener, l'émouvoir. J'ai vu Briand monter à la tribune devant une assemblée qu'avec sa violente éloquence, M. Francklin-Bouillon venait de dresser contre lui ; en une demi-heure, le magicien l'avait reconquise.

Ce vivant amour de la nature, cette sensibilité spontanée devant les êtres simples, ce sont les qualités qui lui ouvrent l'âme du peuple, encore qu'il les dissimule par une sorte de pudeur et ne les manifeste que par rares accès, devant ses seuls intimes. Elles lui sont venues de son enfance et de sa jeunesse ; il les garde intactes jusqu'à son dernier soupir.

Le vertige du pouvoir ne l'atteindra donc pas, et, dans le coin familier de Cocherel, il échappera à tout cérémonial, comme aux honneurs officiels.

Dans les quelques pages où il s'est livré, Aristide Briand a décrit en poète cette terre nantaise qui l'a formé, « ces basses collines de bois et de landes, ces prés conquis sur les étangs, les lacs et les marais, ces villes populeuses et un arrière pays de petite et de moyenne culture ».

Tandis que plus au Nord, la population, « riche d'âme, gueuse d'écus », poursuit dans le bruit des tempêtes son songe intérieur, « chez nous, plus près de la terre, » dit Briand, « l'esprit celtique s'humanise... Les plaines si proches tempèrent de douceur angevine la vieille violence bretonne ».

BRIAND AVANT ET PENDANT LA GUERRE

Telle est la terre, elle-même conciliatrice, sur laquelle s'est écoulée la jeunesse du conciliateur ; car aujourd'hui que son existence est achevée et que les passions sont apaisées, n'est-ce point le terme par lequel il convient de définir et de caractériser la personnalité d'Aristide Briand ?

Par tempérament, par instinct, par humanité, il fut l'Homme de la Paix, paix religieuse, paix sociale, paix internationale. Mais si la ligne semble une et droite aujourd'hui, que de traverses et d'obstacles il a dû surmonter dans la réalité !

La jeunesse de Briand a connu la pauvreté et la persécution. Il lui faut abandonner le barreau, gagner péniblement sa vie à Paris, en même temps que sa réputation d'orateur et de militant chemine dans les milieux ouvriers. C'est en 1904 seulement, député depuis deux ans que par deux
émouvants discours sur des drames de grèves, il est brusquement célèbre. Il apparaît comme un orateur de grande classe, porte-parole des justes causes prolétariennes. De 1904 à 1932, la carrière de Briand tient donc tout entière dans une période de moins de 30 ans.

Dans les mois qui suivent, sa réputation s'accroît encore. Rapporteur parlementaire de la loi de Séparation entre les Eglises et l'Etat, alors si violemment discutée, il la fait aboutir dans la conciliation, en sorte qu'elle n'a plus aujourd'hui d'adversaires.

Son prestige est tel que, presque aussitôt après, en 1906, il est choisi comme Ministre de l'Instruction Publique ; en 1909, il remplace Clemenceau comme Président du Conseil. C'est alors que de graves événements viennent sinon interrompre, du moins retarder cette ascension foudroyante et triomphale ; à savoir le conflit avec les syndicats de fonctionnaires d'abord, et surtout avec les cheminots qui ont décrété la grève.

Briand considère comme un devoir du Gouvernement de briser cette grève et, pour cela, de mobiliser les cheminots ; mais ceux-ci sont alors livrés sans défense aux révocations des Compagnies. D'où une rupture violente entre Briand et ses amis de la veille : Jaurès lance sur lui l'anathème.

Mais quatre ans plus tard éclate la guerre. Dans le ministère que constitue Briand en 1915, le plus intransigeant des socialistes, Guesde, prend place avec Sembat et Albert Thomas. J'avais été, moi-même, en 1910, un de ses opposants les plus déterminés ; nous sommes restés trois ans sans nous adresser la parole ; il me demande d'être Ministre des Inventions et de siéger dans le comité de Guerre. Ses mains d'apparence frèle, s'emparent vigoureusèment dès rênes. Verdun est menacé, il le: défendra jusqu'au bout. Malgré les attaques acharnées et dangereuses de Clemenceau, Président au Sénat de la Comission de l'Armée et de la Commission des Affaires Etrangères, il décide et poursuit l'expédition de Salonique, élément essentiel de la future victoire. Quand il quitta le pouvoir, en mars 1917, l'entrée en guerre de l'Amérique est décidée. Mais en même temps qu'il fait la guerre sans défaillance, il en conçoit profondément l'honneur. Il faut vaincre, mais il faut que cela ne recommence plus jamais.


LE RÔLE DE BRIAND APRES LA SIGNATURE DE LA PAIX

La paix signée, un rôle nouveau commence pour Briand, et combien grand ! Tout son passé semble l'y avoir préparé. Les années ingrates de ses débuts, la fréquentation des congrès populaires ont enrichi encore ses dons exceptionnels, ont rendu plus persuasive et plus directe sa prestigieuse éloquence, développé son ingéniosité et sa patience inépuisable dans la recherche des solutions. Même aux heures des plus rudes batailles politiques, il n'a pas rompu le contact avec la classe ouvrière et les syndicats, et il garde l'intelligence tactile de leurs passions et de leurs besoins.

La part capitale qu'il a prise aux débats de la loi de Séparation a encore accru sa connaissance des hommes et son indulgente philosophie, son habileté à diriger les milieux les plus divers. Les sanglants enseignements de la guerre ont porté au plus haut point cette humanité qui a toujours été
le fond de sa nature, ce dédain des questions de prestige qui, entre les nations comme entre les individus, n'engendrent que conflits stériles et rancunes, Il est admirablement armé pour jouer dans les congrès internationaux le rôle efficace de conciliateur.

En 1920, sa première tentative est brutalement interrompue à Cannes par des résistances malencontreuses. Mais en avril 1925, Président du Conseil, je lui offre les Affaires Etrangères, et il restera au quai d'Orsay sept années consécutives, dirigeant en quelque sorte, les destins de l'Europe.

Et aussitôt, c'est Locarno, la sécurité du Rhin (la région la plus ensanglantée de l'Europe) mieux garantie. J'ai vécu, à Genève, côte à côte avec Briand, les semaines de 1925 où fut préparé le pacte de Locarno. Il fallait dissiper les inquiétudes naturelles des nations libérées, la Tchécoslovaquie, la Pologne, les convaincre qu'elles n'étaient point abandonnées, que leur indépendance n'était point menacée. Je fus témoin là du courage moral de Briand et de sa fermeté d'âme. II ne se dissimulait aucun des risques que comportait sa politique, mais il les assumait d'un coeur solide, parce qu'il était convaincu que toute autre politique comporterait pour la France et pour l'Europe des dangers bien pires. D'être méconnu ou soupçonné par certains partis à l'étranger, il ne s'en étonnait point. Mais que des polémistes français guettassent avec une sorte de joie sauvage les revers possibles et par moments inévitables, d'une politique à laquelle ils n'en opposaient aucune, c'était pour Briand une blessure qu'il ressentait douloureusement : car elle diminuait son autorité aux heures où elle était le plus nécessaire. La reconnaissance et l'émotion de la foule le vengent des attaques de ceux qui n'ont même pas respecté son cercueil.

 

Source : Société des Amis de Paul Painlevé (ed.), Paul Painlevé, Paroles et écrits, Paris, Editions Rieder, 1936, p. 559-564