Lorsque les accords de Looarno ont été paraphés, ils ont été portés à la connaissance des peuples. Ils ont suscité parmi eux un grand mouvement de confiance, un grand intérêt et de l'enthousiasme. Ce n'est pas que ceux-ci aient médité ou compris dans tous leurs détails les clauses des divers articles. Ce qui caractérise le sentiment populaire, c'est qu'il a été pour ainsi dire instinctif.
Parmi les nombreuses lettres que j'ai reçues personnellement,
comme sans doute vous tous, messieurs, il en est une qui m'a touché
particulièrement et, à elle seule, elle m'aurait fait considérer
l'acte auquel j'ai été associé à Locarno comme
le plus important et le plus
émouvant de ma vie politique, déjà longue. C'est une
simple lettre de quelques lignes, d'une femme inconnue, sortie de la foule,
qui me disait : "Permettez à une mère de famille
de vous féliciter. Enfin je vais donc pouvoir regarder sans appréhension
mes enfants et les aimer avec quelque sécurité".
Pourtant ce n'est pas la première fois que des peuples
se sont rapprochés pour chercher entre eux des accords de sécurité.
Dans le passé, il y a eu des associations, constituées par des
affinités de tempéraments, et plus souvent d'intérêts.
Malgré tout, elles étaient hérissées de pointes
d'inquiétude, de méflances, comme ces sombres nuées chargées
d'électricité qui portent en elles la foudre. C'étaient
là des précautions bien fragiles contre
la guerre.
L'accord de Locarno que nous consacrons par nos signatures a ceci de nouveau, d'encourageant : il procède d'un autre esprit ; à l'esprit de précaution, de soupçon, se substitue l'esprit de solidarité. Ce n'est pas par une accumulation de forces qu'il faut rendre la guerre impossible, mais par les liens d'une entr'aide mutuelle et par la sollicitude humaine.
Voici en face de moi les délégués
de l'Allemagne. Cela ne veut pas dire que je ne reste pas un bon Français
comme eux sont, j'en suis sûr, de bon Allemands. Mais en face de ces
accords, nous ne sommes que des Européens. Par nos signatures,
nous affirmons que nous aurons la paix. Le particularisme de nos pays s'efface
dans cet accord et avec lui, les mauvais souvenirs. Si les accords de Locarno
ne signifient pas cela, ils ne signifient pas grand'chose. S'ils n'étaient
pas l'ébauche de la constitution d'une famille euro- péenne
au sein de la Société des nations, ils seraient bien fragiles
et réserveraient bien des déceptions. Nos peuples, depuis des
siècles, se sont souvent heurtés sur les champs de bataille
et ils y ont laissé souvent, avec leur sang, le meilleur de leurs forces.
Les accords de Looarno seront valables s'ils signifient que ces massacres
ne recommenceront plus et s'ils font que les fronts de nos femmes
ne seront plus assombris
de nouveaux voiles, que nos villes, que nos villages ne seront plus dévastés
et ravagés et nos hommes mutilés.
Nous devons collaborer à une œuvre de paix et nos peuples qui, sur le champ de bataille, ont montré un égal héroïsme, trouveront dans d'autres domaines de l'activité humaine une émulation qui ne sera pas moins glorieuse.
C'est dans cet esprit que, comme délégué de la France, je signe les accords de Locarno et je fais ici cette déclaration solennelle, convaincu d'être l'interprète de l'immense majorité de mes compatriotes. Je suis décidé à tirer demain, de ces conventions, tout ce qu'elles peuvent donner contre la guerre et pour la paix. J'y vois le commencement d'une œuvre magnifique, rénover l'Europe, lui donner son vrai caractère dans une union générale, en y appelant tous les peuples chacun suivant son génie propre pour assurer définitivement la paix, pour trouver dans cette paix la consécration de leur intelligence et de leur génie en leur permettant d'avancer chaque jour dans la voix du progrès.
J'exprime en terminant le vœu ardent que les accords de Locarno réalisent toutes leurs promesses, développent tous leurs germes et donnent aux peuples la paix qu'ils en attendent.
Le Temps, 3 décembre 1925, p. 1.
Discours prononcé par Aristide Briand
à l'occasion de la cérémonie de signature
des accords de Locarno (Londres, 1er décembre 1925)