M. le President. — La parole est à M. Briand, premier délégué de la France.
M. Briand (France). — Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, je remercie bien sincèrement mes collègues du Bureau d'avoir bien voulu admettre qu'après le representant distingué de l'Allemagne, celui de la France pût monter à cette tribune pour saluer la délégation allemande dès son entrée dans cette Assemblée et pour vous apporter l'assurrance de l'esprit cordial et sincère dans lequel nous sommes decidés à collaborer avec elle à l'oeuvre de pacification internationale. Mes collègues ont compris sans doute, et je les en remercie, que la présence du délégué de la France, dans ce moment, à cette tribune, après les paroles éloquentes et élevées que vous avez entendues, ne serait pas négligeable poursouligner le caractère de cette journée, pour en mieux montrer la portée, en marquer les consequences, exprimer les espérances que les peuples ont le droit d'en concevoir.
Ah ! Messieurs, les ironistes, les détracteurs de la Societe des Nations, ceux qui se plaisent journellement a mettre en doute sa solidité et qui periodiquement annoncent sa disparition, que pensent-ils s'ils assistent àcette seance ? N'est-ce pas un spectacle emouvant, particulièrement édifiant et reconfortant que, quelques années à peine apres la plus effroyable guerre qui ait jamais bouleversé le monde, alors que les champs de bataille sont encore presque humides de sang, les peuples, les memes peuples qui se sont heurtés si rudement se rencontrent dans cette assemblee pacifique et s'affirment mutuellement leur volonté commune de collaborer à l'oeuvre de la paix universelle.
Quelle espérance pour les peuples ! Et comme je connais des mères qui, après cette journée, reposeront leurs yeux sur leurs enfants sans sentir leur coeur se serrer d'angoisse.
Messieurs, la paix, pour l'Allemagne et pour la France, cela veut dire : c'en est fini de la serie des rencontres douloureuses et sanglantes dont toutes les pages de l'histoire sont tachées ; c'en est fini des longs voiles de deuil sur des souffrances qui ne s'apaiseront jamais ; plus de guerres, plus de solutions brutales et sanglantes ànos differends ! Certes, ils n'ont pas disparu, mais, desormais, c'est le juge qui dira le droit. Comme les individus, qui s'en vont régler leurs difficultés devant le magistrat, nous aussi nous réglerons les nôtres par des procédures pacifiques. Arrière les fusils, les mitrailleuses, les canons ! Place à la conciliation, a l'arbitrage, à la paix !
Un pays ne se grandit pas seulement devant l'histoire par l'héroisme de ses enfants sur les champs de bataille et par les succès qu'ils y remportent. II se grandit davantage si, au travers d'événements difficiles, dans les heures d'irritation, où la raison a souvent beaucoup de peine àfaire entendre sa voix, il sait résister aux entrainements, patienter, demander au droit la consécration de ses justes intérêts.
Nos peuples, Messieurs les représentants de l'Allemagne, au point de vue de la vigueur, au point de vue de l'héroïsme, n'ont plus de demonstration à faire. Tous deux ont su faire montre d'héroïsme sur les champs de bataille, tous deux ont fait dans les combats une ample moissson de gloire. Ils peuvent desormais chercher d'autres succès sur d'autres champs.
Nous avons, M. Stresemann et moi, pendant de longs mois, travaillé à une oeuvre commune. II a eu confiance. J'ai eu confiance. Je ne m'en plains pas, et j'espère qu'il n'aura pas non plus l'occasion de s'en plaindre. Avec l'aide d'un homme dont vous connaissez tous la noblesse, la générosité, la loyauté, je veux parler de mon collègue et ami, M. le premier délégué de l'Empire Britannique, sir Austen Chamberlain, nous avons travaillé. Il fallait que les uns et les autres nous apportions quelque courage dans la poursuite d'un but alors si lointain. A vol d'oiseau, Locarno et Genève ne sont pas tres éloignés mais les routes qui les relient ne sont pas des plus faciles ; elles doivent contourner bien des obstacles, et s'il est vrai qu'il faut admirer que la foi puisse transporter des montagnes, nous devons nous féliciter qu'elle ait pu amener le lac de Locarno à voisiner de si près avec le lac de Genève.
Messieurs, si, dès l'abord, nous nous étions rebutés, si, subissant l'influence de certaines manifestations de doute, d'incertitude, de méfiance qui se produisaient dans nos pays, nous nous étions arrêtés dans notre effort, c'était fini. Bien loin qu'un pas nouveau eût été fait vers la paix, au contraire, entre des pays déjà divisés, de nouveaux germes de défiance eussent été semés.
J'ai le droit, à cette tribune, de me féliciter particulièrement d'avoir pu participer à la manifestation d'aujourd'hui ; j'y vois avec une grande satisfaction la consécration d'un effort personnel — mais c'est bien peu de chose — j'y vois surtout la certitude que, demain, il ne sera plus possible de nous faire revivre les événements terribles que nous avons traversés dans les annees dernières.
Pour aboutir à cette journée, il a fallu régler certains problèmes délicats au moyen de tractations particulières, que nous avaient du reste recommandées les Assemblées précédentes, qui ont su faire montre d'un grand esprit politique. Elles avaient compris que, si certains rapprochements n'etaient pas realisés en dehors de la Société des Nations, si certaines concessions reciproques ne pouvaient pas être obtenues, si certaines conversations ne pouvaient pas préparer les solutions qui vous seraient proposées, la tache que nous poursuivions en commun ne pourrait être accomplie.
Lors de l'Assemblée dernière, nous avons passé bien près du danger. Je me félicite de n'avoir pas douté alors du résultat final et d'avoit fait voter la motion qui a permis au representant de l'Allemagne de quitter Genève avec la certitude que, moralement, il était admis par l'unanimité de l'Assemblée.
Entre temps, nous avons discuté, nous avons preparé des solutions de conciliation. Ce genre de travail — je me hate de le dire — n'est pas dans le véritable esprit de la Societé des Nations. Tout doit se passer au grand jour et en collaboration avec la totalité des nations reunies au sein de la Societe. Et je puis bien affirmer, avec la certitude de ne pas être dementi par mes amis, que, demain, il ne sera plus nécessaire de recourir àdes tractations de cette nature.
La Société des Nations doit collaborer par tous ses Membres, grands, moyens et petits, sans distinction, à la poursuite des buts que nous assigne le Pacte.
Si, dans les circonstances difficiles que nous avons traversées, certains d'entre vous ont pu croire qu'il était dans nos intentions de les tenir à l'écart de nos deliberations, qu'ils soient bien certains de s'être trompés. Les délégues de la France sont, autant que personne, decidés a faire en sorte qu'à l'avenir les travaux de la Société s'accomplissent au grand jour, avec la collaboration de tous.
Je n'ai rien àreprendre aux paroles qu'a prononcées 1'honorable représentant de l'Allemagne sur la maniere dont il comprend la collaboration avec nous au sein de la Société des Nations. En ce qui concerne le representant de la France, les délégués de l'Allemagne peuvent entierement compter sur la loyauté de sa coopération.
Sans doute, ce n'est pas parce que vous et nous siégeons dans la même Assemblée et que nous pouvons communier dans le culte d'un même idéal que les obstacles disparaissent. II en subsiste entre nous ; vous l'avez indiqué avec beaucoup de tact et je ne les ignore pas. Nous sommes, M. Stresemann et moi, chacun dans notre pays, placés à un poste qui nous permet de les apercevoir et ce n'est pas parce que nous aurons quitté, lui la Wilhelmstrasse, et moi le quai d'Orsay, pour venir dans ce beau pays de Genève, que tous les obstacles auront disparu sous la bonne volonté de nos propos.
Mais il suffit que, les uns et les autres, traduisant le sentiment profond de nos pays — et je puis vous assurer que c'est le sentiment du mien — nous ayons la bonne volonté d'affronter toutes ces difficultés avec la résolution de les régler par la conciliation ; il suffit que cela soit pour qu'aucun conflit ne dégénère entre nous en une lutte armée.
Ce sont précisément les peuples qui ne se sont pas toujours entendus qui, plus que d'autres, ont besoin de la Societé des Nations. Car, s'il est vrai qu'il y a peut-être un plan divin qui detourne les peuples de se faire la guerre, l'honorable M. Stresemann voudra bien reconnaître que, au cours d'un long passé, ce plan a ete singulièrement méconnu. Je voudrais bien qu'à partir d'aujourd'hui il commençât à s'exécuter. Ce n'est pas moi, soyez-en sûr, qui y ferai obstacle. Mais si vous êtes ici, vous comme Allemand et seulement comme Allemand, et si je m'y trouve, moi, comme Français et seulement comme Français, l'accord ne sera pas très facile. Si, sans perdre de vue nos pays respectifs, nous venons ici comme des citoyens associés à l'oeuvre universelle de la Societé des Nations, tout deviendra facile, nos esprits communieront avec ceux de nos collogues dans cette atmosphère si particulière de Genève.
Vous disiez que vous êtes inexpérimenté ; ce ne sera pas pour bien lontemps. Vous avez l'intuition, qui est la grande qualité des hommes d'Etat, et votre discours suffit àdémontrer que vous avez des antennes qui vous ont permis de percevoir ce qu'est l'esprit de la Société des Nations.
Je me suis vu souvent arriver à Genève, ou dans telle ville ou siégeait le Conseil, avec l'angoisse de me trouver aux prises avec des problèmes insolubles ; les discussions de la presse, les debats des hommes politiques les avaient parfois obscurcis. Dans ces rencontres, souvent je me disais : nous allons partir divisés et sans avoir trouve la solution. Or, toujours nous l'avons trouvée. C'est que, aussitôt mis en face les uns des autres, sous la sauvegarde tutelaire du Pacte, saisis par l'esprit du lieu, grandis vis-à-vis de nous-mêmes par la noblesse du but, sentant la responsabilite morale qui pesait sur nous, non pas seulement a regard de nos nations particulières, mais a regard du monde entier, nous nous redressions, nous faisions un effort supreme et, au moment le plus délicat, alors qu'il semblait que la solution s'éloignât pour toujours, par une espèce de prodige que je ne veux pas essayer d'expliquer, il arrivait que nous nous mettions d'accord ; c'était à la stupéfaction de tous, et particulièrement de ceux qui, peut-être, n'avaient pas désiré le succès de nos efforts.
Mais un tel résultat ne se peut obtenir qu'à une condition, que je vais vous dire ; je la dis pour vous comme pour moi, car je suis aussi capable que d'autres, dans ma fragilité, de me laisser entrainer à ce genre d'erreurs. J'en ai un long passé à deplorer et je voudrais bien que ce que je vais dire ne soit pas compris comme un conseil, mais, pour une large part, comme une confession.
II y a deux manières de venir ici : on y vient avec l'esprit d'objectivité ou dans un esprit de combattivité. Si la Société des Nations apparait comme un champ clos ; si, sous l'impulsion des polémiques, guidés par des amours-propres nationaux surexcités, nous arrivons ici comme des champions qui vont se battre, avec la volonté d'emporter le terrible succès de prestige, alors tout est gâté. Le succès de prestige, c'est l'apparence d'un resultat. Que de ravages n'a-t-il pas faits dans le passé ! II excite les imaginations, il exaspère les intérêts egoistes, il pousse les nations à des manifestations fièvreuses d'amour-propre, il les dresse contre les hommes d'Etat, qui ne sont plus des ce moment less maîtres de la raison, les maîtres des solutions mesurées ; incapables désormais de travailler dans un esprit de conciliation, ils sont dressés l'un contre l'autre, leurs peuples les regardant avidement, se demandant quel est celui qui aura le dessus. Cela, c'est l'esprit de guerre ; il ne doit pas exititer ici, ici moins que partout ailleurs.
Pour ma part, Messieurs, je vous jure de faire sur moi-même l'effort nécessaire pour ne pas apporter ici un tel esprit, et je compte sur l'intelligence, sur l'esprit pacifique et sur la noblesse des sentiments des délégués de l' Allemagne pour faire le même effort.
Si l'on nous excite les uns contre les autres, si l'on nous presse, dans des interviews et dans des discours, de nous heurter, écartons les mauvaises tentations, éloignons-les de nous ! Cela, c'est la route du sang, ce sont les routes du passé, couvertes de morts, de deuils, d'incendies. Ce n'est point notre route.
Désormais, notre route, c'est celle de la paix et du progrès, et nous grandirons nos pays en les portant à taire leur amour-propre, à faire le sacrifice de certains désirs au service de la paix du monde. Ce sacrifice ne fera pas diminuer, mais grandir nos patries.
II faut bien le dire, si l'Europe retrouve son équilibre
économique, son équilibre moral, si les peuples ont conscience
qu'ils sont en sécurité, ils pourront secouer de leurs épaules
les lourds fardeaux qu'imposent les inquiétudes de la guerre ; ils
pourront collaborer àl'amelioration de leur situation respective ;
il se créera enfin un esprit européen. II ne
sera pas né de la guerre, et il n'en sera que plus
noble, plus généreux, plus digne d'admiration.
A nous de faire cet effort. Condamner les peuples, c'est facile ; la plupart du temps, ce sont leurs dirigeants qui méritent surtout cette condamnation, parce qu'ils ont le devoir de faire effort sur eux-mêmes, de comprendre les événements, de les inter préter toujours dans un sens favorable aux tenta tives de conciliation.
L'Arbitrage ! Ce mot a maintenant tout son prestige et toute sa force ; les traités d'arbitrage se multiplient ; de peuple à peuple, on se promet de ne plus se battre, de recourir àdes juges. La paix chemine à travers toutes ces entreprises, et c'est l'esprit de la Société des Nations qui les anime ; c'est elle, par consequent, que tous les peuples doivent défendre du plus profond de leur amour, du plus profond de leur cceur, la mettant à l'abri des attaques, la dressant au-dessus de tout.
Avec elle, la Paix ! Sans elle, tous les risques de guerre et de sang dont les peuples n'ont que trop pâti.
Mesdames et Messieurs, la journée d'aujourd'hui doit être marquée d'une pierre blanche. Les bonnes paroles de collaboration que l' Allemagne et la France viennent d'échanger dans un esprit d'égale sincérité, elles aussi doivent être marquées du même signe : ce n'est certainement pas par moi que la couleur de cette pierre changera.
Et maintenant, en m'excusant d'avoir été si long, d'avoir tant abusé de votre patience, qu'il me soit permis de dire que si la Société a fait aujourd'hui, par l'entrée de l'Allemagne, un pas vers son but d'universalité, et s'il faut s'en réjouir, malgré tout, notre joie s'assombrit du fait que deux grandes nations sociétaires ne sont pas parmi nous.
Je m'associe aux paroles que vous avez prononcées,
et pour le Brésil et pour l'Espagne. Ces deux grands pays etaient profondément
imprégnés de l'esprit qui nous anime tous. Que de services,
dans des circonstances difficiles, n'ont-ils pas rendus au sein de la Société
des Nations ! Il n'est pas étonnant que, même dans notre joie
d'aujourd'hui, nous éprouvions quelque chagrin de les voir absents.
Mais nous ne perdons pas l'espoir ; et je garde la conviction profonde que
nous reverrons bientôt parmi nous les representants de l'Espagne et
du Brésil.
La Société des Nations ne tend pas à se rétrécir. Son avenir est dans un élargissement toujours plus grand. Aujourd'hui, elle a fait un pas ; demain, elle en fera un autre. Notre présence, à vous et à nous, a une grande signification.
Je me félicite d'avoir pu assister à cet événement. Il tiendra, j'en suis sur, une grande place dans l'histoire. A nous de nous employer pour qu'aucune imprudence des uns ou des autres ne vienne compromettre les espprances des peuples.
Septième séance pléinière de l'Assemblée de la Société des Nations, vendredi 10 septembre 1926, 10H30.
Reproduit dans Journal Officiel de la Société des Nations, supplément spécial n°44 : "Actes de la septième session ordinaire de l'Assemblée", Compte rendu des débats, Genève, 1926, p. 52-55.
Discours prononcé par Aristide Briand
à l'occasion de l'entrée de l'Allemagne à la Société des Nations
10 septembre 1926