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11 novembre 1933

 

 

Le Petit Parisien (Paris)
Le Petit Parisien (Paris)
Source: gallica.bnf.fr

Devant le monument d'Aristide Briand

M. Albert Sarraut proclame la continuité
de la politique de paix de la France

 

« Etre fidèle aux enseignements de Briand, c'est ne pas être moins souple à l'égard des réalités qu'il ne le fut lui-même durant sa prodigieuse carrière. Son but, le nôtre, toujours demeure invariable, mais comme sa nature l'eût commandé, la méthode saura s'adapter à l'impératif des faits. »

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« Invariabilité dans le but, plasticité dans les moyens telle reste la leçon qu'il nous lègue. Pour notre part, nous sommes résolus à ne point l'oublier. Puissent également, par delà nos frontières, qui n'ont jamais arrêté le regard et le cœur de Briand, répondre ainsi les peuples auxquels Briand a souvent tendu la main de la France, cette main toujours ouverte, énergique et loyale. Car la paix, que voulait Briand, est leur bien comme il est le nôtre. »

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Pacy-sur-Eure, 11 nov. (de n. env. sp.) Seize mois ont passé depuis que le cortège funébre qui emportait à Cocherel la dépouilla d'Aristide Briand s'arrêtait à Pacy-sur-Eure. C'était par une matinée d'été dédiée à la lumière. Je me souviens de cette courte halte. Avec quelle émotion la petite ville avait-elle vécu ces quelques minutes. En silence, à cette heure dominicale où, d'ordinaire, le repos délie les langues et fait jaillir les rires, hommes et femmes étaient venus en longues théories s'incliner devant le fourgon tout empanaché de couronnes et, de leurs mains usées par la terre, ils avaient déposé des fleurs frémissantes de soleil et de brise.Tous ceux qui accomplissaient avec l'apôtre de la paix ce suprême pèlerinage n'ont jamais oublié la simple beauté de cet hommage dont le symbole devait perpétuer le souvenir. Mais Pacy-sur-Eure a voulu faire mieux encore. Non point qu'on ait ici cherché à rivaliser avec Cocherel, qui garde en son sein le restes d'Aristide Briand. On a seulement tenu à jalonner d'un monument comménaoratif la route qu'il aimait à prendre quand, épuisé par les luttes politiques, il venait retrouver en Normandie le puissant réconfort de la retraite et de la méditation.Quand le président du Conseil arriva, vers 13 heures, il put voir au nombre d'oriflammes, de banderoles et de drapeaux qui flottaient un peu partout que la cité narmande n'avait point négligé sa parure d'accueil. Place de la Mairie, devant le monument d'où un Isambard pensif contemple sa ville natale, deux arcs etaient dressés : l'un portait un hommage a Aristide Briand, l'autre souhaitait le bienvenue aux invités, ceux-ci venus
en masse de Paris et de tous les coins de la région.il y eut le traditionnel porto d'honneur, au cours duquel on présenta à M. Albert Sarraut les élus du département. Mais l'implacable protocole
abrégea ces entretiens. L'heure pressait. On gagna vivement la salle du banquet, plus exactement la tente élevée à quelques mètres de l'hôtel de ville, où devaient être servie 750 couverts. Là, autour du président du Conseil prirent place tes membres du gouvernement : MM. Daladier, Chautemps, Piétri, Pierre Cot, de Tessan, Stern, Le Gorgeu, Marcombes, André Marie ; les membres du corps diplomatique ; de nombreux sénateurs et députés ; la famille d' Aristide Briand ; M. Alexis Léger, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, les préfets de l'Eure, de la Loire, de la Loire-Inférieure ; MM. Wolff, Maire de Pacy-sur-Eure ; Fonteny, président de la F.N.C.R. ; S. A. R. la princesse de Grèce et de Danemark ; Mmes Rosita Matza, présidente de l'Union des femmes pour la paix ; Avril de Sainte-Croix, présidente de la Ligue international des femmes ; Malaterre-Sellier, etc. Le déjeuner se fit en musique, aux accents de Fauré, Wagner, Saint- Saëns et Bizet, dont la garde républicaine, sous la direction de son chef, M. Dupont, fut la parfaite interpréte. On avait annoncé deux discours. Seul M. Albert Sarraut se leva, au dessert, pour porter un toast "à l'illustre mémoire d'Aristide Briand, à la France inébranlablement attachée aux institutions républicaines et à la paix" Aussitôt après un cortège se formait pour gagner le parc Aristide Briand où devait avoir lieu l'Inauguration du monument.Aucune ordonnance offlcielle dans cette traversée de la ville, et comme c'était mieux ainsi ! Escorté par des délégations de mutilés et d'anciens combattants avec leurs drapeaux et fanions, le président du Conseil s'avançait parmi la foule qui le saluait respectueusement et, d'elle-même, lui faisait place. Il en fut ainsi pendant près d'un kilomètre. C'est non loin de la gare, en effet, sur un terre-plein spécialement aménagé, que se dresse l'effigie de l'apotre de la paix. Due au sculpteur Emile Guillaume, on n'en saurait trop souligner l'heureuse sobriété. Sur un bloc de granit breton, Aristide Briand apparaît, vêtu d'un manteau de voyage. D'une main tendue dans un geste large, il montre l'avenir à un mutilé et une mère de famille portant dans ses bras un nourrisson. De l'autre, Il s'appuie sur un bâton, ce "bâton du pèlerin de la paix" dont il avait, un jour, évoqué le saisissant souffle. » A son revers, une plaqua de bronze porte son profil en médaillon. Elle s'ouvre aur un coffre où sont déposés les moulages du masque et de la main d'Aristide Briand. Tel, ce monument ne présente qu'une partie de son projet initial. Il devait, en effet, comprendre d'autres personnages, et la maquette, exposée à quelques pas, en révèle toute l'ampleur. Quand toutes les personnalités officielles eurent gagné leur place et que les drapeaux se furent massés autour autour du monument, lui faisant une ceinture de rouge vif, de blanc et d'azur, M. Wolff prit la parole. Après avoir retracé la genèse de l'idée qui recevait une solennelle consécration, il conclut ainsi : - Le président du Conseil vous dira tout à l'heure ce que fut l'homme polique, l'homme d'Etat, et retracera l'oeuvre du grand pacifiste qui fut vingt fois ministre. Pour moi, j'ai tenu dans mon rôle modeste, à évoquer seulement devant vous le souvenir de l'ami si bon, de l'homme si noblement simple que beaucoup d'entre nous ont connu, qui avait fait de notre contrée son lieu de prédilection. Il était naturel qu'en ce milieu de Pacy, lié dès son origine à l'idée de paix, il continuât à être parmi nous et à revivre sans cesse dans notre souvenir. Alors, dans les applaudissements qui saluaient le monument, soudain libéré de son voile, M. Albert Sarraut monta lentement à la tribune. Devant lui cinq ou six micros s'apprêtaient à capter ses paroles. Je ne parle pas des objectifs des photographes et des caméras braqués sur lui. D'une voix d'abord assourdie et qui, bientôt, s'enfla pour atteindre les plus chaudes aonorités, le président du Conseil prononça son magistral discours.

 

Maurice BOURDET

Le Petit Parisien, 12 novembre 1933, p. 1 {source : Gallica}


 

LE DISCOURS DE M. ALBERT SARRAUT

 

" [...] Les réalisations d'Aristide Briand pendant ta guerre? J'en ai déjà rappelé une : la constitution du front de Salonique. D'autres doivent rester présentes à nos mémoires : les négociations à la suite desquelles l'Italie, la Roumanie et les Etats-Unis d'Amérique vinrent se joindre au bloc des alliés. Aussi pouvons-nous répéter aujourd'hui, avec la force que donne le recul desévénements, que les routes de la victoire étaient tracées parce que la politique de Briand les avait ouvertes.
Cette victoire, Briand devait employer sept années à la consacrer en la faisant entrer dans la vie normale de l'après-guerre. C'est là que Briand devait donner toute la mesure de sa ténacité et de sa souplesse. C'est dans cette oeuvre aussi qu'il devait être le plus âprement discuté, avant de recueillir les adhésions les plus émouvantes et les plus massives qui aient jamais été données à un homme d'Etat. Aristide Briand sentait, de toute son âme, que l'Europe ne peut, sans courir mathématiquement à sa perte, demeurer divisés en groupes ennemis. Il avait compris que les traités de paix ne réglaient définitivement ni le statut de la sécurité française, ni le statut d'une féconde et pacifique collaboration continentale. Et, redevenu ministre des Affaires étrangères le 15 janvier 1921, il s'attachait aussitôt à une triple tâche, qu'il devait poursuivre jusqu'à l'épuisement de ses forces : consolider les amitiés acquises par la France pendant la guerre, assurer à notre frontière du Rhin les garanties disparues avec le pacte anglo-franco-américain, ramener les pays vaincus vers une loyale et nécessaire collaboration internationale.
Or, sur les deux premiers points, comment nier les résultats ? Sous la garde d'Aristide Briand, la solidarité franco-polonaise n'a jamais été assombrie. Sous son impulsion, les liens qui unissaient la France à la Petite Entente ont été resserrés jusqu'aux extrêmes limites du possible. Enfin, c'est lui qui a réalisé tes accords de Locarno engageant la parole de la Grande-Bretagne et de l'Italie en faveur du maintien de notre frontière du Rhin, et ajoutant par la même aux assurances que nous donne notre propre ceinture protectrice l'assurance diplomatique d'appuis décisifs. Sans doute, il est facile d'utiliser l'apprence et l'évolution des événements pour déclarer que l'action entreprise par Aristide Briand pour l'organisation de la paix par consentement mutuel n'a point donné tout ce qu'on pouvait attendre d'elle. Mais qui pour rait nier que par elle la France a repris son vrai visage, que par elle le témoignage de notre inlassable bonne volonté et de notre bonne foi a été irréfutablement apporté devant la conscience du monde, et que sa politique, par le rayonnement de sa grande et noble figure, a resserré autour de nous le faisceau de la sympathie universelle!
Cet homme, à la fois patient et ferme, expliquait sans lassitude que, devant l'intérét oommun de l'Europe et le commun idéal de paix, les parrticularismes doivent s'efface. Ainsi retrouvait-il les unanimités à la Chambre. Ainsi retrouvait-il les unanimités de l'Assemblée des nations. Secret d'un art oratoire incromparable ? Non. Quoi qu'on en ait prétendu, Aristide Briand ne berçait pas, n 'endorimissait pas. Simplement - mais avec quel extraordinaire dynamisme - il élevait ses auditeurs au-dessus de leurs préoccupations égoïstes, partisanes ou nationales. Il réduisait les oppositions au nom de l'intérêt collectif et de la foi collective. Quelle méthode pouvait être plus haute, plus généreuse, plus digne de la République? La continuation de son oeuvreAristide Briand nous a laissé en héritage sa pensée, sa vision prophétique de l'avenir, sa conception de la paix par l'entente européenne, par la collaboration de tous les peuples vainqueurs et vaincus de 1918 - au sein de la Société des nations. Cet héritage, nous le conserverons pieusement et nous le maintiendrons au-dessus des remous passagers de la politique internationale ; car il incarne le vœu inébranlable de la démocratie française et le la vœu ardent des générations de la guerre comme des nouvelles générations, devant lesquelles nous sommes comptables de l'avenir.
Etre fidèles aux enseignements de Briand, c'est ne pas être moins souple à l'égard des réalités qu'il ne le fut lui- même durant sa prodigieuse carrière. Son but, le nôtre, toujours demeure invariable, mais comme sa nature l'eût commandé, la méthode saura s'adapter à l'impératif des faits.Ceux qui se réclament de Briand, ceux qui entendent poursuivre son œuvre ne doivent avoir qu'une seule volonté : atteindre les que visait Briand : la paix entre les Français, la paix entre les peuples. Pour cela, on peut pratiquer - comme le Briand dernières années - la patience, la flexibilité ou, au contraire, comme le Briand d'autres heures, la fermeté forte et confiante. Car Briand fut l'homme des mouvantes réalités. C'est a eIles aujourd'hui qu'il aurait affaire, s'il était demeuré parmi nous. Ce sont elles qu'il nous faut voir, et remettre en ordre. Invariabilité dans le but, plasticité dans les moyens : telle reste la leçon qu'il nous lègue. Pour notre part, nous sommes résolus à ne point l'oublier. Puissent également, par delà nos frontières, qui n'ont jamais arrêté le regard et le cœur de Briand, répondre ainsi les peuples auxquels Briand a souvent tendu la main de la France, cette main toujours ouverte, énergique et loyale! Car la paix, que voulait Briand, est leur bien comme il est le nôtre. [...]"


Le Petit Parisien, 12 novembre 1933, p. 1 {source : Gallica}

 

Médaille en bronze dédiée à Aristide Briand, signée Emile Guillaume (1933).

Au revers :"11 novembre 1933, cette médaille été frappée à la gloire d'Aristide Briand à l'occasion de l'inauguration du monument élevé par souscription publique à Pacy-sur-Eure".