|
D'Estournelles de ConstantL’Europe a le choix entreson suicide et une union pacifique (1900) |
Au directeur du temps
Paris, 6 juillet.
Monsieur le directeur,
Aucun avertissement, depuis plusieurs années, n'a pu ralentir cette course à l'abîme chinois où l'Europe s'est lancée, les yeux fermés ; les récriminations sont inutiles ; mais voulez-vous me permettre de rechercher les moyens d'atténuer les périls qu'il n'a pas été possible de prévenir? La question d'Orient, plus inextricable que jamais, devient secondaire auprès de la question d'Extrême-Orient, telle que notre imprévoyance l'a créée.
Qui donc rêvait, il y a plusieurs années? Ceux qui nous montraient le golfe du Pé-Tchi-Li comme un enviable champ d'action ou celui qui n'y découvrait qu'un champ de bataille? Qui donc rêvait? Ceux qui envisageaient la ruche chinoise comme une proie facile et mûre pour le partage, ou celui qui appréhendait l'éveil formidable de cette ruche aux 400 millions d'habitants? Qui donc rêvait? Ceux qui vendaient à ces 400 millions d'habitants des armes, des munitions, des machines, leur envoyaient des instructeurs, des contremaîtres, leur arrachaient des concessions, leur imposaient des humiliations, menaçaient leurs consciences et leurs intérêts, ou celui qui, dans la solitude de l'indifférence, criait « Prenez garde ! Vous allez mobiliser contre vous une armée ennemie, des milliers d'armées, un monde, déchaîner une révolution sans précédent dans l'histoire de l'humanité. »
Les événements ont répondu, et ce n'est qu'un commencement, un douloureux prélude à d'autres tragédies plus affreuses quoique plus lointaines, qui ensanglanteront non seulement l'Extrême-Orient, mais la vieille Europe et le monde entier, si nous persistons dans notre aveuglement.
Si du moins nous pouvions regarder en face la vérité, ne plus nous payer d'illusions et de mots ! Mais en sommes-nous capables ? Voilà la question. En persistant à nous tromper nous-mêmes, nous compliquerons le problème, comme en Arménie et bien plus gravement encore, au lieu de le résoudre. Nous couvrirons le mal, au lieu de le guérir.
Avec les misérables moyens dont ses rivalités et la distance lui permettent de disposer, l'Europe essayera de réprimer l'insurrection. Supposons qu'elle y parvienne rapidement, grâce à l'accord de tous en face du danger commun. La première partie seulement du problème sera résolue les massacres auront cessé. Alors s'ouvrira la seconde, celle du châtiment, des indemnités et de représailles; et puis la troisième, celle des garanties à prendre pour que la sécurité règne, pour que la Chine soit administrée à la double satisfaction des Européens et des Chinois.
Laissons de côté la première période où nous sommes actuellement l'Europe est unanime à consentir tous les sacrifices nécessaires pour faire cesser les massacres. Comment, avec des effectifs si faibles, des munitions et des troupes pour la plupart à peine embarquées, pourra-t-elle, à la venue de la saison des pluies diluviennes qui vont commencer, venir à bout d'une telle tâche? Il faut compter sur l'accord de tous, sur la valeur des chefs et des soldats. Supposons l'insurrection domptée par les armes européennes ou s'apaisant d'elle-même comme l'inondation se retire l'Europe alors devra sévir, faire des exemples, exécuter impitoyablement les assassins. A la terreur jaune qui règne actuellement, la terreur blanche européenne succédera, cela est inévitable mais cette seconde terreur ne devra pas être le retour aux fautes passées, le signal du partage de la proie outre qu'une pareille folio nous entraînerait les uns et les autres à des sacrifices hors de proportion avec nos forces, à des aventures et à des conflits quo nous pouvons maintenant imaginer, elle n'aboutirait, en mettant les choses au mieux, qu'à tuer le travail européen et à soulever dans tout le monde civilisé des crises terribles de chômage, de misère et de révolte, comme je l'ai démontré maintes fois.
Donc il faudra sagement se borner à punir et à n'exercer que les représailles justes et nécessaires, puis à prendre des garanties pour l'avenir.
Ces garanties, qui les donnera ? La Chine n'est plus administrée ; au lieu de fortifier, après les victoires japonaises, le faible gouvernement qui lui restait, nous l'avons réduit à l'impopularité, à l'impuissance, à néant.
La Russie, mieux que les autres, a su ménager les apparences en s'emparant de Port-Arthur, mais l'Angleterre, mais l'Allemagne, prenant coup sur coup Weï-Hai-Wei, Kiao-Tchéou, comme des territoires sans maître, la France, en s'emparant de Kouang-Tchéou, ont précipité la déchéance gouvernementale et la révolte de l'opinion.
En conséquence, il va falloir réparer ces fautes, et pour cela commencer -par les reconnaître. Il va falloir rendre à la Chine un gouvernement chinois qui soit en même temps notre œuvre et notre gage, la garantie de tous, sans être l'instrument des uns ou des autres.
Rien de plus complexe, rien de plus impraticable en apparence. C'est pourtant ce qui a été fait par la France en Tunisie, où, malgré les protestations du chauvinisme, nous avons su conserver ou plutôt restaurer une administration indigène déconsidérée par ses vices autant que par nos exigences et c'est cette administration indigène qui, s'interposant entre les populations et nous, a pu nous éviter l'insurrection et le déficit. C'est grâce à elle, grâce à la sagesse de ceux qui ont bravé les impatiences que l'on sait, que la Tunisie, loin de nous avoir donné aucun déboire, a été considérée par l'Europe comme un modèle.
Ce que la France passionnée, impatiente, a pu laisser faire et laisser subsister dans l'Afrique du Nord depuis bientôt vingt ans, l'Europe peut essayer dé l'imiter en Chine.
Elle doit se préparer à restaurer ce qu'elle a détruit, l'autorité, instituer une sorte de protectorat qui protège non seulement la Chine, mais surtout l'Europe, contre ses propres entraînements, un gouvernement qui soit un intermédiaire et un frein.
Si les gouvernements européens ne s'entendent que pour exploiter à qui mieux mieux la décomposition et le désordre oriental, leur accord ne durera pas ils seront à bref délai jetés les uns contre les autres ; les Chinois profiteront de leurs divisions, les Turcs ne manqueront pas de saisir une diversion si favorable, et avec eux tous les pays de désordre. Ce sera le commencement de la guerre universelle, et en vérité le chaos.
Donc l'Europe, si elle veut rester à la tête de la civilisation, si elle veut être encore l'Europe, doit s'unir non seulement pour la répression, mais pour l'organisation de la Chine, et c'est ici que s'élève sa mission et que se réalisent les rêves de solidarité, les prévisions hier jugées déraisonnables. Une telle tâche exige une entente durable, savante, concertée (j'examinerai, le moment venu, les moyens de la réaliser pour ainsi dire matériellement), car elle sera, non pas le germe, mais le commencement des Etats-Unis d'Europe. Déjà nous avons vu en Crète un premier essai modeste mais heureux d'action commune. Cet essai on va le reprendre on grand ; il s'impose. Examinons notre conscience. Le sang allemand, anglais, italien ou russe versé en Chine est, à nos yeux, non du sang étranger, mais du sang européen c'est notre sang. Nous allons revoir une flotte européenne avec un amiral européen, une armée européenne avec un général européen. Quel homme politique eût osé écrire cela, il y a seulement cinq années ?
Pourquoi ne verrions-nous pas parla suite une milice européenne, américaine et japonaise, chargée d'assurer à Pékin la protection des légations étrangères et celles des consuls dans les principales villes ? une police, une garde indigènes prudemment constituées et destinées à faire respecter le gouvernement impérial et ses décrets ?
Pourquoi ne verrions-nous pas une administration financière chinoise réorganisée, avec l'appui de cette force, par le concert des grandes puissances européennes et de celles d'outre-mer, toutes également intéressées à faire cesser l'anarchie présente ? et de même une administration des travaux publics, du commerce, do l'enseignement, etc., etc. Tout cela sera bien difficile à réaliser, me dira-t-on ; j'en conviens ; mais sans cela et en dehors de cela l'Europe est perdue. Elle a le choix entre son suicide et une entente pacifique que la transformation du monde ne permet plus de différer et qu'elle peut former en réservant toutes les questions qui la divisent, on se consacrant exclusivement à celle de l'Extrême-Orient.
L'union ne sera pas sans nuages ni sans périls, cela est certain; mais, quelles quo soient ses conséquences, elle nous fera gagner du temps pendant lequel les esprits, continuant à se familiariser avec les nécessités nouvelles de notre siècle, les solutions pacifiques deviendront la règle et les violentes l'exception.
Oui, tout cela, sans doute, semble utopique aujourd'hui, comme le péril chinois, quand j'en parlais à la tribune, l'an dernier. Mais les applications de l'électricité et de la vapeur paraissaient bien plus invraisemblables, il y a seulement cinquante ans ; elles ont bouleversé notre vie.
La diplomatie doit se transformer comme tout le reste, comme la marine en bois, comme le métier à la main; elle ne peut demeurer ce qu'elle était au temps de Joseph de Maistre ou do Machiavel. En Chine, le doute n'est plus possible, elle sera européenne ou ne sera plus.
D'ESTOURNELLES DE CONSTANT.
Paul d’Estournelles de
Constant,
« La Chine et la
diplomatie européenne »,
Le Temps,
7 juillet 1900