Aristide Briand

"Une sorte de lien fédéral"

1929

 

    Ici, avec quelque préoccupation, je pourrais dire avec quelque inquiétude, qui fait naître en moi une timidité dont vous voudrez bien m’excuser, j’aborde un autre problème. Je me suis associé pendant ces dernières années à une propagande active en faveur d’une idée qu’on a bien voulu qualifier de généreuse, peut-être pour se dispenser de la qualifier d’imprudente. Cette idée, qui est née il y a bien des années, qui a hanté l’imagination des philosophes et des poètes, qui leur a valu ce qu’on peut appeler des succès d’estime, cette idée a progressé dans les esprits par sa valeur propre. Elle a fini par apparaître comme répondant à une nécessité. Des propagandistes se sont réunis pour la répandre, la faire entrer plus avant dans l’esprit des nations, et j’avoue que je me suis trouvé parmi ces propagandistes.

Je n’ai pas été cependant sans voir les difficultés d’une pareille entreprise, ni sans percevoir l’inconvénient qu’il peut y avoir pour un homme d’État à se lancer dans ce qu’on appellerait volontiers une pareille aventure. Mais je pense que, dans tous les actes de l’homme, voire les plus importants et les plus sages, il y a toujours quelque grain de folie ou de témérité. Alors, je me suis donné d’avance l’absolution et j’ai fait un pas en avant. Je l’ai fait avec prudence. Je me rends compte que l’improvisation serait redoutable et je ne me dissimule pas que le problème est peut-être un peu en dehors du programme de la Société des Nations; il s’y rattache cependant car depuis le Pacte, la Société n’a jamais cessé de préconiser le rapprochement des peuples et les unions régionales, même les plus étendues.

Je pense qu’entre des peuples qui sont géographiquement groupés, comme les peuples d’Europe, il doit exister une sorte de lien fédéral. Ces peuples doivent avoir à tout instant la possibilité d’entrer en contact, de discuter de leurs intérêts communs, de prendre des résolutions communes. Ils doivent, en un mot, établir entre eux un lien de solidarité qui leur permette de faire face, au moment voulu, à des circonstances graves si elles venaient à naître.

C’est ce lien, messieurs, que je voudrais m’efforcer de créer.

Évidemment, l’association agira surtout dans le domaine économique : c’est la nécessité la plus pressante. Je crois qu’on peut en ce domaine, obtenir des succès. Mais je suis sûr aussi qu’au point de vue politique ou au point de vue social, le lien fédéral, sans toucher à la souveraineté d’aucune des nations qui pourraient faire partie d’une telle association, peut être bienfaisant. Et je me propose, pendant la durée de cette session, de prier ceux de mes collègues qui représentent ici les nations européennes de vouloir bien, officieusement, envisager cette suggestion et la proposer à l’étude de leurs gouvernements, pour dégager plus tard, pendant la prochaine assemblée peut-être, les possibilités de réalisation que je crois discerner.

 

Extrait du discours prononcé par Aristide Briand le 5 septembre 1929 devant la Xe assemblée de la SDN, cité par Georges Suarez, Briand, tome 6 (1923-1932), Paris, Plon, 1952.