Julien
Benda
« Discours à la nation européenne »
1933
Il
paraîtra plaisant de parler de nation européenne à l’heure où certains
peuples de l’Europe affirment leur volonté de s’accroître aux dépens de
leurs voisins avec une précision que l’Histoire n’avait jamais vue, où les
autres s’attachent, avec une force accrue d’autant, à conserver leur être
menacé, où les moins appétents, parce que les mieux repus, n’admettent pas
de résigner la plus petite partie de leur souveraineté. Pourtant, au sein de
chacun de ces peuples, il existe des hommes qui veulent unir les peuples, des
hommes qui pensent à « faire l’Europe ». C’est à eux que je
m’adresse. Souhaitant de donner à leur désir au moins l’incarnation
verbale, je les nomme la nation européenne.
Je
ne m’adresse pas à tous. Parmi ces hommes, les uns cherchent ce que l’Europe,
pour gagner l’existence, devra faire dans l’ordre politique, d’autres dans
l’ordre économique, d’autres dans l’ordre juridique. Je n’ai point
qualité pour retenir leur audience. D’autres pensent à la révolution
qu’elle devra accomplir dans l’ordre intellectuel et moral. C’est à
ceux-là que je parle.
Davantage.
Je parle à ceux qui pensent que cette dernière révolution est la plus nécessaire.
Que le problème européen est, avant tout, un problème moral. Que, du moins,
ce problème doit être conçu en soi et, pour quelque mesure, indépendamment
des autres.
[…]
L’Europe ne sera pas le fruit d’une simple transformation économique, voire
politique ; elle n’existera vraiment que si elle adopte un certain système
de valeurs, morales et esthétiques ; si
elle pratique l’exaltation d’une certaine manière de penser et de sentir,
la flétrissure d’une autre ; la glorification de certains héros de l’Histoire,
la démonétisation d’autres. Ce système devra être fait exprès pour elle.
Il ne sera pas une rallonge du système qui sert aux nations, dont il
signifiera, au contraire, sur la plupart des points, la négation.
[…]
L’Europe se fera, ici, comme s’est faite la nation. Celle-ci n’a pas été
un simple groupement d’intérêts matériels. Elle n’a vraiment existé que
le jour où elle a possédé un système de valeurs approprié à sa nature, le
jour où, au XIXe siècle, s’est constituée une morale
nationaliste. Ce n’est pas le Zollverein
qui a fait l’Allemagne, ce sont les Discours
à la nation allemande de Fichte, ce sont les professeurs de morale qui en
sont issus. Et le créateur prussien de la morale nationaliste a donné ses
commandements comme étant d’essence proprement morale, considérables pour
cette raison. Il ne les a pas donnés comme n’étant que la traduction, en
langue morale d’un catéchisme économique.
Il
est clair que ce système de valeurs nécessaire à l’Europe ne pourra lui être
inculqué que si ses éducateurs se pénètrent de leur fonction telle que je
viens de la produire, s’ils adoptent pleinement cette croyance à un monde
moral, poursuivant ses fins propres parmi les autres exigences humaines, et
apparaissant au milieu d’elles comme un empire dans un empire. […]
Bien
entendu, je ne viens pas nier les graves transformations économiques que l’Europe
devra réaliser pour se faire. Je dis que ces transformations ne lui seront
vraiment acquises, ne pourront être tenues pour stables, que le jour où elles
seront liées à un changement profond de sa moralité, de ses évaluations
morales. […]
[…] J’ai dit que vous deviez donner à l’Europe un système de valeurs. C’est dire que votre fonction n’a rien à voir avec la haute activité intellectuelle, si le propre de celle-ci est de chercher la vérité, hors de tout esprit d’évaluation, hors de toute préoccupation moraliste. Au reste, le véritable homme de l’esprit ne s’occupe pas de construire l’Europe, pas plus qu’il ne s’est occupé de construire la France ou l’Allemagne. Il a autre chose à faire qu’édifier des groupements politiques.
C’est
dire encore qu’il ne s’agit nullement pour vous d’opposer au « pragmatisme »
nationaliste la pure raison; à des idoles, la vérité. La pure raison
n’a jamais rien fondé dans l’ordre terrestre. Il s’agit d’opposer au
pragmatisme nationaliste un autre pragmatisme, à des idoles d’autres idoles,
à des mythes d’autres mythes, à une mystique une autre mystique. Votre
fonction est de faire des dieux. Juste le contraire de la science.
Vous
devez être des apôtres. Le contraire des savants.
Vous
ne vaincrez la passion nationaliste que par une autre passion. Celle-ci peut être,
d’ailleurs, la passion de la raison. Mais la passion de la raison est une
passion, et tout autre chose que la raison. […]
Julien
Benda, Discours à la nation européenne,
Paris,
Gallimard, 1933.