Cours 7- Les années 1920, premier "âge d'or" de l'idée européenne


I. Les ressorts de l'idée européenne dans les années 1920

A. Une Europe menacée de décadence

Le géographe Albert Demangeon se demande si le conflit n’a pas commencé pour l’Europe « une crise vitale qui présage de la décadence » (Le Déclin de l’Europe, 1920).

"Le partage [du travail] se fait entre l'Europe, l'Amérique du Nord et l'Archipel japonais, entre deux groupes de race blanche et un groupe de race jaune. Il existe maintenant plusieurs foyers de haute humanité au lieu d'un. Depuis les grandes découvertes, le monde s'était européanisé ; sous l'influence de continents et de peuples plus jeunes dans le progrès, il tend à se régionaliser. Il se prépare un nouveau classement des régions de la terre où l'Europe ne tiendra plus seule la tête. C'est une rupture d'équilibre qui s'accomplit au détriment de l'Europe". [Albert Demangeon, Le déclin de l'Europe, 1920].

Notice Biographique d'Albert Demangeon par Denis Wolff [auteur d’une thèse intitulée « Albert Demangeon (1872-1940). De l’école communale à la chaire en Sorbonne, l’itinéraire d’un géographe moderne », soutenue le 4 avril 2005, à l’université Paris I- Panthéon Sorbonne, sous la direction de Mme le Professeur Marie-Claire Robic.] ==> Lire MUET Yannick, Les géographes et l’Europe. L’idée européenne dans la pensée géopolitique française de 1919 à 1939, Institut européen de l’Université de Genève, 1996, coll. « Euryopa », 102 p. [Disponible en ligne]


Oswald Spengler, Le déclin de L’Occident, [Der Untergang des Abendlandes], 1918. Il croit que la culture occidentale a atteint la phase de la civilisation et est vouée à un déclin imminent

Paul Valéry, « La crise de l’Esprit », 1919:

Pour Valéry, le déclin de l’Europe résulte du fait que dans le monde de l’après-guerre, les valeurs matérielles prennent le pas sur les valeurs spirituelles. L’Europe qui a la supériorité spirituelle, voit sa puissance diminuer par rapport à la puissance matérielle des États-Unis.

Pour lire l'intégralité de cet ouvrage en ligne, allez ici.

 

B. Une Europe menacée d'auto-destruction

Une "Europe nouvelle"

La Conférence de la paix (18 janvier-28 juin 1919)

Le traité de Versailles (28 juin 1919) - Article 231 : «l’Allemagne et ses alliés sont responsables, pour les avoir causés, de toutes les pertes et dommages subis par les gouvernements alliés et associés et leurs nationaux en conséquence de la guerre ». Carte des pertes territoriales allemandes au lendemain de la première guerre mondiale

Les autres traités de paix

[Source des cartes]

Ces traités changent la carte de l’Europe, des Etats. L’Europe comptait 22 Etats en 1914, 29 en 1921 (Turquie comprise).

=> multiplication de frontières contestées (=> révisionnisme allemand, hongrois, etc. dans l'entre-deux-guerres).

=> problème des minorités nationales : les nouveaux Etats d'Europe centrale ne respectent pas de façon stricte le principe des nationalités. Ils répètent à plus petite échelle les multinationalismes des Empires qui se sont effrondrés. Les négociateurs de la paix n'ont pas cherché à créer des états ethniquement homogènes, mais des Etats viables et capables de faire barrage à l'Allemagne et à la Hongrie: c'était ce que l'on appelait la "Barrière de l'Est".

La SDN, instrument imparfait de régulation du nouveau système international

28 avril 1919 : signature du Pacte de la SDN

Carte des états membres de la SDN (Wikipedia)

Les principaux articles du Pacte de la SDN relatifs à la "sécurité collective"

Article 10 : "Les Membres de la Sociéte s'engagent a respecter et à maintenir contre toute agression exterieure l'integrité territoriale et l'independance politique presente de tous les Membres de la Societe. En cas d'agression, de menace ou de danger d'agression, le Conseil avise aux moyens d'assurer l'exécution de cette obligation."
Article 15 : « […] Dans le cas où le Conseil ne réussit pas a faire accepter son rapport par tous ses Membres autres que les Représentants de toute Partie au différend, les Membres de la Société se réservent le droit d'agir comme ils le jugeront nécessaire pour le maintien du droit et de la justice ».
Article 16 : "Si un Membre de la Societe recourt a la guerre, contrairement aux engagements pris aux articles 12, 13 ou 15, il est ipso facto considere comme ayant commis un acte de guerre contre tous les autres Membres de la Société.
Ceux-ci s'engagent a rompre immediatement avec lui toutes relations commerciales ou financieres, a interdire tous rapports entre leurs nationaux et ceux de l'Etat en rupture de pacte et a faire cesser toutes communications financieres, commerciales ou personnelles entre les nationaux de cet Etat et ceux de tout autre Etat, Membre ou non de la Société.
En ce cas, le Conseil a le devoir de recommander aux divers Gouvernements interesses les effectifs militaires ou navals, par lesquels les Membres de la Societe contribueront respectivement aux forces armees destinies a faire respecter les engagements de la Société. Les Membres de la Societe conviennent, en outre, de se preter l'un a l'autre un mutuel appui dans l'application des mesures economiques et financieres a prendre en vertu du present article pour reduire au minimum les pertes et les inconvenients qui peuvent en resulter. Ils se pretent egalement un mutuel appui pour resister a toute mesure speciale dirigee contre l'un d'eux par l'Etat en rupture de pacte. Ils prennent les dispositions necessaires pour faciliter le passage a travers leur territoire des forces de tout Membre de la Societe qui participe a une action commune pour faire respecter les engagements de la Societe [...]
".

Lire : " L’« insécurité collective ». L’Europe et la Société des Nations dans l’entre-deux-guerres" (Bulletin de l'Institut Pierre Renouvin).

La clé de la paix européenne passe néanmoins par la réconciliation franco-allemande.

L’ordre européen précaire de l’après-guerre place, en effet, « l’Europe continentale à nouveau sous le sceau de la rivalité franco-allemande » (Sylvain Schirmann), en raison de l’éloignement du monde anglo-américain des affaires du continent (non-ratification du traité de Versailles par les États-Unis, Grande-Bretagne souhaitant peser sur les affaires européenne mais sans être liée). Certes, d’autres germes de conflits existent en Europe (notamment dans l’espace danubien et balkanique, entre les États victorieux et les États frustrés par les nouveaux découpages des frontières), mais chacun sent que les risques majeurs d’embrasement en Europe partiront d’une nouvelle guerre de revanche franco-allemande. Le rapprochement franco-allemand est donc au cœur de bien des projets et des initiatives en faveur de l’unité européenne.

Crise de la Ruhr en 1923 (11 janvier 1923, les troupes franco-belges pénètrent dans la Ruhr et s’établissent dans les principaux centres).

Les accords de Locarno (16 octobre 1925), signés par Briand (FR), Stresemann (D), Chamberlain (GB), Vandervelde (BELG), Mussolini (ITAL.)

Exposition en ligne : De Versailles à Locarno, d'une paix imposée à une paix négociée (site de la Bibliothèque des Nations unies à Genève) - document pdf de 18 pages téléchargeable gratuitement.

L’ère « Briand-Stresemann » : Le 10 septembre 1926 : entrée de l’Allemagne à la SDN : « C’en est fini des longs voiles de deuil sur des souffrances qui ne s’apaiseront jamais ; plus de guerres, plus de solutions brutales et sanglantes à nos différends ! Certes, ils n’ont pas disparu, mais désormais c’est le juge qui dira le droit. Comme les individus, qui s’en vont régler leurs difficultés devant le magistrat, nous aussi nous règlerons les nôtres par des procédures pacifiques. Arrière les fusils, les mitrailleuses, les canons ! Place à la conciliation, à l’arbitrage, à la paix ! » (Aristide Briand)

Comité Mayrisch ou Comité franco-allemand d’information et de documentation (30 mai 1926) : Emile Mayrisch, le directeur de l’ARBED (trust sidérurgique luxembourgeois), acheta le chateau de Colpach en 1917. Véritable foyer de culture, animé par Madame Mayrisch, née Aline de Saint-Hubert, le château de Colpach fut le lieu de rencontre et de séjour de nombreuses personnalités européennes du monde politique, économique et artistique dans l’entre-deux-guerres (W. Rathenau, A. Gide, P. Desjardins, J. Rivière, O. Bartning, T. van Rysselberghe, A. Kolb, Etienne Fougère, Théodore Laurent …).

Pour en savoir plus, voir le site du "Cercle des Amis de Colpach" : biographie d'Aline et Emile Mayrisch.

C. S'unir ou mourir

Gaston Riou, S'unir ou Mourir, 1929. La construction européenne est une impérieuse nécessité!


 

II. L'essor du militantisme pro-européen

A. Coudenhove-Kalergi et la Pan-Europe

Coudenhove-Kalergi (1894-1972)

 

B. L'Union douanière européenne

- UDE (Union douanière européenne)
Appel aux Européens (12 mars 1925) lancé par le journaliste allemand Edgar Stern-Rubarth, l'économiste français Charles Gide, l'ancien ministre des finances néerlandais Anton van Gijn, l'ancien secrétaire d'Etat et banquier Elemér Hantos, etc. "Ce n'est que la paix économique qui peut assurer la paix; la paix économique de l'Europe ne peut être assurée que par l'Union douanière européenne"

Le mouvement commence à essaimer à partir de la création du Comité français de l’UDE (créé le 28 janvier 1927, sous l'égide du sénateur Yves Le Trocquer et de l'économiste Charles Gide). Le comité français est représenté durant tout l'entre-deux-guerres par son délégué général, Lucien Coquet, conseiller honoraire du Commerce extérieur de la France.

 

C. Emile Borel et la Coopération européenne

Emile Borel (1871-1956) né à Saint-Affrique (Aveyron)

==> Comité français de coopération européenne (fondé la 25 mars 1927)

==> Comité fédéral de coopération européenne (24-25 novembre 1928)


 

III. Richesse des projets d'unité européenne dans les années 1920

 

A. Les projets d'Europe culturelle

José Ortega Y Gasset (1883-1955): "Tout bon intellectuel allemand, anglais ou français se sent aujourd'hui à l'étroit dans les limites de sa nation, sent sa nationalité comme une limitation absolue" (Ortega Y Gasset, La révolte des masses, 1929).

Heinrich MANN (1871-1950) : « C’est dans le cerveau des penseurs que l’Europe vit profondément, et ils se transmettent cet héritage de génération en génération, même aux époques où la foule des Européens d’Europe semble avoir oublié jusqu’à son nom ». (1923)

Le Kulturbund (Unions intellectuelles) de Karl-Anton Rohan.
Note sur le Prince Karl Anton Rohan, catholique, fédéraliste, européiste et national-socialiste (par Guido Müller)

 

B. Les projets d'Europe économique

L'approche libérale

L'approche libérale insiste sur la baisse des tarifs et la suppression progressive des barrières douanières. Sa mise en oeuvre serait réalisée par des autorités nationales (Etats) et internationales publiques (organisations internationales).

Clive Morrison-Bell et sa carte en relief illustrant les "murailles douanières" qui entourent les pays européens


Tariff Walls : a European crusade (1930)

L'approche contractuelle

L'approche contractuelle préconise une organisation négociée du marché = obtenir la réalisation d’un grand marché européen par la coopération entre les acteurs économiques, c'est-à-dire les entreprises des différents pays européens doivent s’entendre pour gérer leur production, voire leurs investissements, à une échelle supérieure à celle de l’État-nation, qui ne représente plus une échelle économique pertinente.

Cette approche serait mise en oeuvre par les acteurs privés.

Emile Mayrisch (1862-1928) - ARBED (Aciéries réunies de Burbach-Eich-Dudelange)

Entente internationale de l’Acier (EIA) créée le 30 septembre 1926 :

La tentative de synthèse entre les deux approches et son échec

 

C. Les projets d'Europe politique

Les champions de l’européisme des années vingt développent une vision européenne assez prudente: il s’agit de construire une Europe unie qui garantisse la paix, par la mise en place entre nations européennes de liens
juridiques les plus lâches possibles et les plus respectueux des spécificités nationales. Le vocabulaire employé à cette époque est volontairement fort imprécis, les mots de fédération, de confédération, d’association, de coopération européenne étant utilisés presque de manière synonyme.

Emile Borel indique qu’il faut éviter d’« avoir dès le début des ambitions excessives ou utopiques » (1928), et considérer simplement les « États-Unis d’Europe » comme un « idéal vers lequel doivent tendre progressivement les peuples de l’Europe, s’efforçant, les uns les autres, de le réaliser (1928).

Les jeunes élites européennes, les "nouvelles relèves" (Olivier Dard), formulent, elles, des projets plus ambiteux. Gaston Riou, membre éminent des « Jeunes Turcs » du parti radical, préconise nettement une formule fédérative dans Europe ma patrie (1928) : ayant à l’esprit le modèle helvétique et celui de l’Empire allemand de Bismarck, il veut constituer « non pas une Société des Nations d’Europe, mais un Reich d’Europe, mais
des États-Unis d’Europe… Un véritable État avec unité douanière, monétaire, diplomatique, militaire et navale ».