Nationalismes, internationalisme

et idée européenne (1871-1914)


 

I. La renaissance difficile de l’idée européenne


La guerre franco-allemande de 1870-1971 porta un très rude coup à l'idéal des Etats-Unis d'Europe. En mai 1872, Michel Chevalier écrit que les États-Unis d’Europe sont une idée « si éloignée de toute pratique possible qu’il faut se résigner à n’y voir qu’un rêve ».

A. La montée du nationalisme et du protectionnisme

 

B. L’apport des juristes à l’idée européenne

Il publie en 1877 un article qui a pour titre "Le problème final du droit international": comment appliquer aux relations internationales le processus de pacification qui caractérise la vie interne des Etats par l'instauration du droit civil et l'existence des 3 pouvoir (législatif, exécutif, judiciaire)? La fédération européenne devra comporter un département législatif bicaméral où les membres du Sénat sont nommés par les chefs d’État et ceux de la Chambre des députés sont élus par les Chambres basses nationales, en proportion de l’importance des pays. Tout décret adopté à la majorité par les deux branches devient loi générale. Le Parlement s’exprime par un Bureau (ou ministère) de quinze membres, et cet organe fait fonction d’exécutif commun. Le pouvoir judiciaire appartient à un tribunal de quinze juges désignés par le Bureau. Ce dernier disposerait directement d’une petite force prête à l’emploi en cas d’urgence (état-major et un corps de réaction rapide fédéraux). Son plan s'inscrit donc dans une logique fédérative.

Ce professeur à l'Université d'Heidelberg réagit aux idées de Lorimer par un contre-projet intitulé L’organisation de la société des États européens. La démarche fédéraliste ne lui paraît pas adaptée à l'Europe, car il n'y a pas de peuple européen. Il n'entrevoit donc qu'une seule possibilité de nature confédérative et parle d' "association d'Etats". Le pouvoir législatif appartiendrait à un parlement bicaméral, dont la Chambre basse est celle des peuples (transnationale); mais l’autre (dite Conseil fédéral) constitue un organe intergouvernemental (car les gouvernements en nomment les membres et leur disent comment voter). Une loi est votée lorsque se dégage une majorité des 2/3 au conseil fédéral et une majorité simple à la Chambre basse.

Bluntschli ne prévoit ni gouvernement, ni armée, ni moyens financiers communs, la responsabilité d'employer les armes contre un Etat récalcitrant reviendra aux grandes puissances qui ont la capacité d'assumer cette charge. Les 6 grandes puissances européenne constitueront un collège qui détiendra la fonction exécutive et qui décidera à la majorité qualifiée (5 puissances sur 6). En cas de désaccord entre les grandes puissances, l'union européenne sera donc réduite à l'inaction...

Pour en savoir plus : Bruno Arcidiacono « Les projets de réorganisation du système international au XIXe siècle (1871-1914) », Relations internationales 3/2005 (n° 123), p. 11-24.

 

C. Les apôtres de la paix par la fédération européenne

La guerre de 1870 fut pour Hugo un choc terrible. Sa foi dans les États-Unis républicains d’Europe resta pourtant inébranlable : Dans son article intitulé « L’Avenir », il écrivait par exemple, en 1876 :


« Au XXè siècle, il y aura une nation extraordinaire. [...] La nation centrale d’où ce mouvement rayonnera sur tous les continents sera parmi les autres sociétés ce qu’est la ferme modèle pour les métairies. Elle sera plus que nation, elle sera civilisation; elle sera mieux que civilisation, elle sera famille. Unité de langue, unité de monnaie, unité de mètre, unité de méridien, unité de code [...]. Cette nation aura pour capitale Paris, et ne s’appellera point la France; elle s’appellera l’Europe. Elle s’appellera l’Europe au XXè siècle et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s’appellera l’Humanité ».


(coll. Familistère de Guise).

Ancien Fouriériste devenu grand industriel (manufacture produisant poêles, cheminées et objets divers).

Il a fondé le Familistère de Guise parce qu'il est convaincu qu'un progrés social peut accompagner le progrés technique et scientifique.

En savoir plus sur le Familistère de Guise.

Dans son livre Le Gouvernement, ce qu’il a été, ce qu’il doit être et le vrai socialisme en action (1883), il voit dans une Fédération des nations européennes la base d’une organisation de la paix:

 

"Bases d'un traité de paix européenne" (1883)

[...] ART. 11. La fédération a pour principal objet de maintenir la paix entre les nations contractantes et de rechercher l'état de paix avec les autres nations.

ART. 12. Les nations fédérées se déclarent solidaires les unes des autres devant tout événement qui toucherait à la paix européenne le pacte fédéral constitue l'engagement mutuel des États fédérés d'agir de concert et de se protéger contre toute agression.

ART. 13. L'union fédérale s'interdit toute immixtion dans la politique intérieure des États fédérés. Elle entend laisser à chacun d'eux en particulier le soin de régler sa constitution et ses lois intérieures.

ART. 14. – L'union fédérale s'oblige à toujours employer dans les relations internationales les procédés bienveillants et conciliants et à toujours chercher dans les différends qui peuvent nattre les solutions conformes à la justice, à l'équité et à l'humanité. [...]

ART. 18. Le but supérieur de l'union est de mettre toutes les relations internationales en concordance avec l'intérêt et le bonheur des peuples et avec le respect de la vie humaine.

Art. 19. Pour inaugurer le règne nécessaire de la paix entre les nations, le désarmement général est consenti dans la forme et teneur arrêtées par le présent pacte fédéral. [...]

Art. 32. Les nations fédérées répudient tout esprit de conquête et s'interdisent l'usage des armes, sinon pour la défense de l'union et des nations fédérées. :Elles peuvent considérer comme un devoir de chercher à faire pénétrer les progrès de la civilisation chez les peuples arriérés, mais elles s'engagent à le faire, par des moyens pacifiques. [...]

Art.35. L'union fédérale, se donnant pour objet de réaliser la paix entre les nations dans le but d'assurer la sécurité et le bonheur des peuples, doit, poursuivant son oeuvre, créer ensuite les conditions économiques les plus favorables à la vie, à la santé, au bien-être et au développement intellectuel et moral des peuples.

En conséquence, la fédération entend :

  • Effacer les entraves à la libre circulation de tous les produits, lever les restrictions et les obstacles qui existent entre les nations ;
  • Favoriser l'essor de l'activité des peuples et le développement des ressources générales par la liberté des entreprises, du travail et des échanges ;
  • Multiplier les moyens do relation entre les peuples, effacer le plus promptement possible les causes d'antagonisme et accroître les causes d'union et d'accord.
  • En conséquence, la fédération institue, entre les nations comprises dans l'union, la liberté absolue des échanges et de la circulation [...].

ART. 38. – Pour assurer à l'oeuvre de la paix européenne les soins qui lui sont nécessaires et pour arrêter les mesures propres à sa perpétuité, le congrès international aura deux sessions ordinaires annuelles l'une commencera le premier mai, l'autre le premier octobre. Le congrès international est, en outre, érigé en tribunal arbitral des différends et des conflits entre nations.[...]

[Extrait de l'ouvrage Le Gouvernement, op. cit., p. 338-343 - L'ouvrage complet est disponible dans la bibliothèque numérique GALLICA.

Il est un admirateur de Kant pour lequel la fédération républicaine d’Europe est le seul moyen qui permettrait de sortir de l’état de guerre permanent entre les Etats.

 

Supposez que chacune [des nations européennes], chacune bien entendu, gardant sa pleine autonomie, son indépendance, son gouvernement, son administration intérieure, consente à former un gouvernement général européen au et d'administrer les intérêts généraux et communs de la fédération, de telle sorte qu'en regard des Etats-Unis d'Amérique nous ayons sur ce bord-ci de l'Atlantique, les Etats-Unis d'Europe, [...]-qui ne serait touché de la puissance, de la moralité, de la grandeur des résultats?

[...] Plus de douanes; libre échange, liberté commerciale absolue entre les nations fédérées union économique et sociale en même temps que politique; fédéralisation des questions; équilibre des conditions de travail et de capitalisation champ plus vaste de l'offre et de la demande, économie, sécurité, facilité dans l'exécution et dans l'exploitation des travaux publics.

[...] c'est que la fédération soit bien comprise et franchement voulue, non-seulement par le gouvernement de chacune des nations appelées à la former, mais par la grande majorité des citoyens composant cette nation. [...] les membres de ce grand corps [...] n'entrent dans l'alliance que par un acte de libre adhésion et de pleine volonté. L'adhésion des gouvernements ne suffirait pas il y faut l'assentiment explicite, le vote formel des citoyens, tout au moins de leurs représentants spécialement autorisés à cette fin.

[...] la liberté esquissant la théorie des États-Unis d'Europe, a rangé, catégoriquement, parmi les conditions que doivent remplir les nations qui voudraient se fédérer l'existence préalable chez chacune d'elles du gouvernement républicain.

Charles Lemonnier, Les Etats-Unis d'Europe, Paris, Librairie de la bibliothèque démocratique, 1872.

 


II. Internationalisme et idée européenne (fin XIXe siècle)

A. Une Europe dominante

Source de la carte.

B. Le développement de l’esprit international

La fin XIXe siècle et le début XXe siècle sont marqués par la montée des nationalismes comme par le développement d'un idéal international au sein des élites européennes (multiplication des congrès internationaux et des expositions universelles).

 

C. Les congrès universels de la paix

partir de 1889, les congrès universels de la paix donnèrent une nouvelle audience à l’idée des « États-Unis d’Europe ». Plusieurs Congrès universels de la paix l’inscrivirent à leur ordre du jour.

Le congrès de Paris, en 1889, adopte une résolution dans laquelle il suggérait la nécessité d’un pacte fédératif entre les États européens. Ce pacte devait être préparé par une commission de délégués ; il devait régler toutes les questions menaçant la paix européenne: il était prévu d’instaurer un conseil européen, capable de trancher au cas où surviendrait un nouveau conflit. Mais les théories d’unification européenne sur la base de structures fédératives ou confédératives restèrent dans le domaine des discours et des déclarations d’intention.

Le Congrès de Rome vote, le 16 novembre 1891, une résolution qui invite « les sociétés européennes de la paix et leurs adhérents à faire des États-Unis d’Europe le but suprême de leur propagande » et recommande l’institution d’un « Congrès permanent des nations, auquel on devrait soumettre la solution de toute question internationale, afin que tout conflit soit résolu par la loi, non par la force ».

 


 

III. Nationalisme et idée européenne à la Belle Époque

A. La montée des tensions internationales

Source de la carte.


B. La persistance de l’idée européenne

 

 

"L’Europe a le choix entre son suicide et une union pacifique" (1900)

Paul d'Estournelles de Constant

 

« La Chine et la diplomatie européenne ».

Le Temps, 7 juillet 1900.

[...] Donc l'Europe, si elle veut rester à la tête de la civilisation, si elle veut être encore l'Europe, doit s'unir non seulement pour la répression, mais pour l'organisation de la Chine, et c'est ici que s'élève sa mission et que se réalisent les rêves de solidarité, les prévisions hier jugées déraisonnables. Une telle tâche exige une entente durable, savante, concertée (j'examinerai, le moment venu, les moyens de la réaliser pour ainsi dire matériellement), car elle sera, non pas le germe, mais le commencement des Etats-Unis d'Europe. [...]

Le sang allemand, anglais, italien ou russe versé en Chine est, à nos yeux, non du sang étranger, mais du sang européen c'est notre sang. Nous allons revoir une flotte européenne avec un amiral européen, une armée européenne avec un général européen. Quel homme politique eût osé écrire cela, il y a seulement cinq années ?

Pourquoi ne verrions-nous pas parla suite une milice européenne, américaine et japonaise, chargée d'assurer à Pékin la protection des légations étrangères et celles des consuls dans les principales villes ? une police, une garde indigènes prudemment constituées et destinées à faire respecter le gouvernement impérial et ses décrets ?

Pourquoi ne verrions-nous pas une administration financière chinoise réorganisée, avec l'appui de cette force, par le concert des grandes puissances européennes et de celles d'outre-mer, toutes également intéressées à faire cesser l'anarchie présente ? et de même une administration des travaux publics, du commerce, do l'enseignement, etc., etc. Tout cela sera bien difficile à réaliser, me dira-t-on ; j'en conviens ; mais sans cela et en dehors de cela l'Europe est perdue. Elle a le choix entre son suicide et une entente pacifique que la transformation du monde ne permet plus de différer et qu'elle peut former en réservant toutes les questions qui la divisent, on se consacrant exclusivement à celle de l'Extrême-Orient.

L'union ne sera pas sans nuages ni sans périls, cela est certain; mais, quelles quo soient ses conséquences, elle nous fera gagner du temps pendant lequel les esprits, continuant à se familiariser avec les nécessités nouvelles de notre siècle, les solutions pacifiques deviendront la règle et les violentes l'exception.

Oui, tout cela, sans doute, semble utopique aujourd'hui, comme le péril chinois, quand j'en parlais à la tribune, l'an dernier. Mais les applications de l'électricité et de la vapeur paraissaient bien plus invraisemblables, il y a seulement cinquante ans ; elles ont bouleversé notre vie.

La diplomatie doit se transformer comme tout le reste, comme la marine en bois, comme le métier à la main; elle ne peut demeurer ce qu'elle était au temps de Joseph de Maistre ou do Machiavel. En Chine, le doute n'est plus possible, elle sera européenne ou ne sera plus.

  

La question des « États-Unis d’Europe » fait l’objet d’un congrès qui se tient en juin 1900 à Paris, à l’École libre des sciences politiques, à l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de la société des anciens élèves de l'École libre des sciences politiques.

L'avocat Gaston Isambert, établit à cette occasion un « projet d’organisation politique d’une Confédération européenne» : selon lui, un Conseil Législatif de la Confédération, composé de délégués nommés par les gouvernements des États, aurait compétence pour faire des lois sur certains objets déterminés ; le pouvoir exécutif serait confié à un Directoire de cinq membres choisis, pour un an, parmi les délégués de cinq États différents et qui disposerait d’une armée internationale formée de contingents nationaux.

Le rapporteur général Anatole Leroy-Beaulieu, historien, professeur à l'École libre et membre de l'Institut souligne la nécessité de ne pas se conformer au modèle américain des États-Unis. Il rappelle la nécessité de sauvegarder l'individualité des États. La formule envisagée est donc plus proche de la structure confédérative que du modèle fédératif.


C. L’invention du militantisme européen

En Grande-Bretagne, nait en 1913, la European Unity League, fondée par Max Waechter, un industriel allemand émigré outre-Manche. C’est clairement une optique pacifiste qui le pousse à l’européisme, en particulier la crainte d’un conflit annoncé entre son pays d’origine et son pays d’adoption.- En second lieu, son projet est motivé par des raisons économiques et commerciales. Waechter défend une sorte de marché commun protégé par un tarif extérieur commun, mais où règne le libre-échange au sein de la Fédération européenne. Il développe son action pro-européenne depuis 1908 et la parution de son ouvrage "European Federation". Son programme reste toutefois assez vague, mais il s'agit du premier mouvement pro-européen militant de l'histoire...