Penser et construire l'Europe 1919-1992

Préparation aux épreuves d'histoire contemporaine du CAPES et de l'AGREGATION

Travaux Dirigés - Séance 17

L'Europe des citoyens

 

 

 

 

 

 

Texte 62– L’attitude des Français à l’égard des efforts d’unification européenne (IFOP, octobre 1968)

Bibliographie:

Les historiens - à la différence des politistes - sont encore assez peu nombre à réfléchir sur une dichotomie exprimée de manière de plus en plus évidente entre une idée européiste défendue par des élites et une indifférence, voire une hostilité, des populations.

Il faut mentionner l'article pionnier de Jacques-René Rabier, qui fut directeur directeur général du Service de presse et d'information des Communautés européennes (1958-1970), puis conseiller spécial de la Commission européenne chargé des études d'opinion publique (1973-1986).

En langue française, la littérature à ce sujet est dominée par les travaux d'Anne Dulphy et Christine Manigand.

 

 

 

 

 

==> Le temps du "consensus permissif" (des années cinquante aux années 1980)

Une moyenne de six personnes sur dix s’est déclarée continûment favorable de 1947 à la fin des années 50. Mais un tiers des Français seulement sont "activistes" (soutiennent de manière constante la construction européenne). Un 2e 1/3 peut être qualifié de "suiviste" car il rallier le camp des indécis voire des adversaires, comme dans le cas au moment de la crise de la CED (Manigand). Il y a également un pôle hostile relativement stable, compris entre 5 et 15% . Il faut compter avec la proportion d’indifférents, trois sur dix en moyenne dans les années 50, moins de deux ensuite.
Dans les décennies suivantes, les avis ont tendu à converger vers un assentiment consensuel de plus en plus large. Dans les années 60 : 7 français sur 10 en moyenne se prononcent en faveur de la construction européenne. En 1979, 75% se disaient « très pour » ou « plutôt pour » la construction européenne, 81% en 1984, 86% en 1989.

Acquiescement de façade ? Quand en avril 1956, on demande aux Français de classer les six buts possibles de la politique hexagonale, les Français avaient placé l‘union politique et économique de l’Europe au dernier rang, loin derrière l’accroissement du niveau de vie, la défense de la justice sociale et la sauvegarde de l’Union française. On peut songer ici à la critique de Pierre Bourdieu (1973) qui reprochait aux sondages d'interroger les gens sur des questions qu'ils ne se posent pas... Si l’on prend les années 60, au cours desquelles 7 Français sur 10 se disent partisans de l’unification européenne, il faut ajouter que 2/3 d’entre eux disent n’y penser jamais ou rarement. L'objectif d’unification européenne n’est donc pas considéré par les Français comme une priorité ou comme une urgence.

==> Les "attitudes contrastées" des années cinquante

En mai 1957, 31 % des Français approuvent Euratom, 29 % sont contre et 40 % n'ont pas d'opinion ; 35% des Français soutiennent sans réserve le Marché commun, 25 % étaient plutôt favorables, 7 % étaient réticents, 4 % hostiles et 29 % d’indécis. Si les Français sont peu enclins à soutenir les traités de Rome, c'est qu'au moment de leur signature, leur notorité était encore assez faible. Seulement 53% des Français avaient entendu parlé d'Euratom et 64% du Marché commun.

==> La sociologie élitiste du sentiment européen

L’adhésion à la construction européenne est d’autant plus fréquente que l’on se trouve en présence de catégories sociales non seulement à statut professionnel élevé mais fortement diplômées.

 

La Commission européenne s’est dotée d’instruments pour mesurer l'opinion européenne. Depuis 1962, la Commission européenne commanditait des enquêtes ponctuelles dans tous les états membres de la CEE. Ceux-ci étaient réalisés par des instituts de sondages nationaux, posant dans chaque pays les mêmes questions. Le premier sondage d’opinion réalisé en 1962 dans les 6 pays de la CEE par la direction générale de la presse et de l’Information de Bruxelles révèle un fort consensus. La question :

« Dans quelle mesure êtes-vous pour ou contre des efforts pour unifier l’Europe ? »


Puis, en septembre 1973, la Commission européenne a mis sur pied des sondages d'opinion publique dans tous les États membres de la Communauté, il s’agit de l’Eurobaromètre. Les élargissements, depuis le premier réalisé 1973 (au cours duquel la Norvège avait refusé son adhésion à la suite d’une consultation populaire) se font désormais avec un recours croissant aux référendums et nécessitent une bonne compréhension des sentiments de l’opinion publique.

L'Eurobaromètre repose sur une série de questions identiques pour tous les pays et soumises à des échantillons représentatifs de l'ensemble de la population âgée, dans le cadre de l'enquête, de 15 ans et au-delà. Réalisés par des instituts nationaux de sondage selon des méthodes scientifiques, ces sondages réguliers permettent de mesurer et de comparer les attitudes et les réactions des citoyens européens sur des thèmes communautaires ou liés à la vie quotidienne : l'élargissement de la Communauté et les élections européennes, l'environnement, la famille, la santé, le tourisme, l'agriculture, le racisme et la xénophobie, les habitudes alimentaires, l'égalité des chances entre les femmes et les hommes, la drogue, le sport,…

Interview (vidéo) de Jacques-René Rabier sur la création de l'Eurobaromètre (Luxembourg, 8 février 2002)



Texte 63 – L’élection du Parlement au suffrage universel (Max van der Stoel, 20 septembre 1976)

Texte en ligne

Le 20 septembre 1976 est signé à Bruxelles l' "Acte" sur l'élection du Parlement européen au suffrage universel. L'auteur du discours est Max van der Stoel, né en 1924, alors ministre néerlandais des affaires étrangères (1973 -1977 et 1981-1982) et d'obédience socialiste (il est membre du Partij van de Arbeid (PvdA). Ce texte reflète la conviction d'alors que le «déficit démocratique» s'apparentait à un déficit parlementaire et qu'il suffisait de renforcer le parlementarisme européen pour y remédier.

I. L’aboutissement d’un long processus

L. 12-13 : "L’idée d’élire les membres du Parlement européen au suffrage universel est inscrite dans les Traités et constitue une innovation audacieuse que les fondateurs des Communautés avaient prévue (...)".

Le principe de l'élection de l'Assemblée au suffrage universel direct était inscrit dans les traités fondateurs des Communautés (art. 21 CECA, art. 138 CEE, art. 108 CEEA) et dans la convention du 25 mars 1957 relative à certaines institutions communes (art. 2). Mais l'assemblée parlementaire instituée par le traité de Rome, composée de cent quarante-deux députés (augmentée à cent quatre-vingt-dix-huit membres à la suite de la première vague d'adhésion de janvier 1973) sont des délégués par leurs parlements nationaux, et on de ce fait un double mandat (national et européen).

Le 22 octobre 1958, un groupe de travail pour les élections européennes, présidé par Fernand Dehousse, est constitué au sein de la commission des Affaires politiques de l'Assemblée parlementaire européenne qui rend le 30 avril 1960 un projet de convention sur l'élection de l'Assemblée parlementaire européenne au suffrage universel direct (rapport Dehousse).

Le 17 mai 1960, l'Assemblée parlementaire européenne approuve la résolution portant adoption d'un projet de convention sur l'élection de l'Assemblée parlementaire européenne au suffrage universel direct et autres textes connexes. La résolution reprend le projet élaboré par le groupe de travail pour les élections européennes présidé par Fernand Dehousse.

Après l'élargissement des Communautés de Six à Neuf, en 1973, une actualisation du rapport Dehousse de 1960 semble indispensable. Le Parlement européen charge alors sa commission politique d'élaborer une nouvelle proposition et confié au socialiste néerlandais, Schelto Patijn, le soin de rédiger un rapport qui est voté en session plénière le 14 janvier 1975, par 106 voix contre 2 et 17 abstentions venant principalement des communistes et des gaullistes. Le rapport Patijn prévoit que l'ensemble des représentants au Parlement européen seraient élus au suffrage universel direct (art. 1), pour cinq ans (art. 3) et que la première élection aurait lieu « au plus tard, le premier dimanche du mois de mai 1978 » (art. 13).

Lors du sommet de Paris (décembre 1974), Giscard d'Estaing se rallie à l'élection directe du Parlement rejetée jusque là par les présidents de Gaulle et Pompidou. Selon le communiqué final du sommet, le Parlement devra être élu au suffrage universel direct « le plus tôt possible ». Il doit faire des propositions sur lesquelles le Conseil pourra statuer en 1976 en vue d'une élection au suffrage direct qui « devrait intervenir à partir de 1978 » (point 12).

Sur la base des travaux préparatoires du Parlement européen (rapport Patijn), le Conseil européen réuni à Rome, les 1er et 2 décembre 1975, confirme les intentions du sommet de Paris de décembre 1974 et décide de faire élire le Parlement européen au suffrage universel direct à une date unique en mai 1978.

L'élaboration, par le Conseil, de l'Acte organisant les élections directes achoppe principalement sur la question du nombre des sièges. Une solution de compromis est finalement trouvée au Conseil européen du 12 juillet et l'Acte est signé par les ministres des Affaires étrangères le 20 septembre 1976.

II. L’élection du Parlement au suffrage universel

Le 20 septembre 1976, les Neuf signent de l’« Acte de Bruxelles » relatif à l’élection du Parlement européen au suffrage universel. Le Parlement européen comprendra 410 membres élus pour 5 ans au suffrage universel direct et lors d’une période électorale unique. La pondération est sensiblement moins favorable aux petits États (Luxembourg 6 députés, Irlande 15, Danemark 16) que le système en vigueur et les quatre grands États (81 députés pour France, Grande-Bretagne, Allemagne et Italie), mieux lotis que dans le projet Patijn, restent à égalité (art. 2).

Il est prévu que l'Assemblée élabore un projet de procédure électorale uniforme ; en attendant, chaque État applique des dispositions nationales (art. 7). Le système électoral est généralement proportionnel. Le scrutin proportionnel favorise la dispersion des voix et une surreprésentation des votes extrêmes. Par ailleurs, le scrutin proportionnel par listes distend les rapports entre le peuple et son député. Au contraire au Royaume-Uni, grâce au scrutin majoritaire, les parlementaires européens bénéficient d’un ancrage local fort, d’une grande permanence à leur poste et donc d’une forte influence au Parlement.

La procédure de ratification de l' "Acte sur l'élection du Parlement au suffrage universel" se prolongea. Les plus grandes difficultés de ratification se rencontrèrent en France : alors que le centre était très favorable à l’élection directe ainsi que la majorité des socialistes, les gaullistes et les communistes étaient hostiles au principe même de l’élection, estimant que celle-ci entraînerait inévitablement l’extension des pouvoirs du Parlement. Il fallait également que chacun des Neuf adopte les procédures électorales. Finalement, l’Acte peut entrer en vigueur seulement le 1er juillet 1978 et les premières élections ne peuvent être organisées que du 7 au 10 juin 1979.

Ces premières élections européennes au suffrage universel direct connurent un taux moyen de participation de 63 %. Les écarts de participation furent énormes : 66% en Allemagne, 61% en France et seulement 31,6% en Grande-Bretagne. Sans être particulièrement élevés, ces taux de participation ne seront pas dépassés au cours des élections suivantes. Ce sont les préoccupations nationales qui l'emportent dans les motiviations du vote. D’après un sondage post-électoral réalisé en France, 43 % des votants l’ont fait en pensant plus aux problèmes français qu’aux problèmes de l’Europe, et 21 % en pensant plus aux problèmes européens que nationaux (Nouvel Observateur, 23 juillet 1979). "Cette première élection fut donc européenne dans ses enjeux et son mode de scrutin mais bien française par les comportements politiques qui s’y sont exprimés" (Manigand).

III. Combler le "déficit démocratique"?

La construction européenne qui s’est mise en place est davantage une Europe des élites qu’une Europe des peuples. Elle a été faite par le haut, à la suite de décisions prises par les politiques, conseillés par de hauts fonctionnaires et des experts, sous l’influence de petits groupes d’intérêt. Pourtant, dès juillet 1952, Jean Monnet avait écrit à Robert Schuman : « Un pas décisif doit être fait : c’est de dépasser le stade des négociations entre gouvernements pour associer les forces populaires à la création de l’Europe ». .

Les institutions de la Communauté ne sont pas celles d’une démocratie traditionnelle. C’est le Conseil des ministres qui détient le véritable pouvoir législatif. Ces organes ne tirent pas vraiment leur légitimité du peuple. Le Parlement est un « partenaire marginal du système ». En 1962, l’Assemblée parlementaire européenne s’autoproclame « Parlement européen », mais sa légitimité populaire est assez faible.

Les partisans de l'intégration vont donc orienter leur action sur le thème d'une « nécessaire démocratisation » de la Communauté avec l'apparition d'un budget communautaire propre mais sans contrôle parlementaire au niveau européen. On estimait que l’élection du Parlement au suffrage universel aurait un impact sur la dynamique des institutions de la CEE. On espérait ainsi que le Parlement européen pourrait avoir une influence politique et un poids institutionnel plus grands.

La signature le 20 septembre 1976 par les ministres des Affaires étrangères des Neuf de « l'acte de Bruxelles» était assimilée à une reconnaissance de la pleine légitimité du Parlement et de la nécessité du caractère démocratique de la Communauté. Mais l'élection directe ne s'est accompagnée d'aucune extension nouvelle des pouvoirs du Parlement européen. Mais désormais investi de la légitimité démocratique, il a voulu s'en prévaloir pour jouer un rôle accru dans l'ensemble complexe des institutions communautaire et la procédure budgétaire a été utilisée au maximum (Pierre Gerbet). Ainsi, le premier Parlement européen élu au SU tenta, dès sa première législature, de jouer un rôle dans les affaires communautaires. Il décida d’user au maximum des pouvoirs qui lui avaient été conférés en matière de budget et rejeta à une large majorité le projet de budget qui lui avait été soumis par le Conseil (14 décembre 1979). Le budget de l’exercice 1980 ne sera approuvé finalement que le 9 juillet 1980.

Mais le véritable renforcement des pouvoirs du Parlement européen n'aura lieu qu'en 1987 (entrée en vigueur de l'Acte unique européen) et surtout en 1992 (traité de Maastricht)